A dévorer !

Celle qu’il convient de lire

Lu en seulement quelques heures, le récit de Camille Laurens, Celle que vous croyez, est d’une grande beauté, doublée d’une grande complexité polyphonique.

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En effet, on y découvre le récit de Claire Millecam, professeur d’université divorcée, et en deuil de sa relation avec Jo. Afin de maintenir l’espoir de revivre quelque chose avec lui, elle décide de s’inscrire sur Facebook sous le pseudonyme de Claire Antunis, et d’utiliser un entremetteur, Chris, un ami de Jo.

Cependant, cette entreprise fomentée par une femme en quête (d’un homme, de l’homme, de qui, de quoi ?) se retourne contre elle : l’identité qu’elle a choisie est une identité usurpée, elle tombe amoureuse de Chris mais ne peut le rencontrer sans que celui-ci ne devine qu’elle est en fait l’ex de son ami. La relation « Claire Antunis » / Chris est donc condamnée à rester virtuelle et téléphonique. Condamnée à mourir aussi, puisque lorsque que Claire, contrainte et forcée, met fin à sa relation avec Chris, elle apprend quelques mois après que Chris se serait suicidé de désespoir.

On comprend alors pourquoi on a deviné dès le début du récit que Claire Millecam est internée dans un hôpital psychiatrique et est suivie par Marc.

Au tour de Marc ensuite de prendre la parole sous la forme d’un conseil disciplinaire, afin de s’accuser de son erreur et s’en expliquer :

« Je sais parfaitement pourquoi je suis là devant vous, chers confrères. Je n’ai pas l’attention de me dérober à ma responsabilité, j’assume et accepte par avance toutes sanctions que vous prendrez contre moi. »

Pour l’aider, il propose aux membres du conseil disciplinaire la lecture du manuscrit de Claire Millecam, élaboré dans le cadre d’un atelier d’écriture mené par une certaine Camille, écrivaine, lors de sa thérapie en HP. Dans ce manuscrit, Claire imagine ce qu’aurait pu devenir son histoire avec Chris s’il y avait eu un possible avenir commun :

« Elle imagine ce qu’aurait été sa vie avec Chris si elle avait osé, sans lui avouer l’imposture initiale, tenter d’avoir avec lui l’histoire d’amour qu’elle sentait possible, dont elle rêvait. »

Et le lecteur de revivre la relation Claire / Chris en espérant lui-même un happy-end. Mais surtout, on voit là que la réécriture est un évident renouvellement des possibles ainsi que l’opportunité de retourner le sens de la lecture des faits.  Marc découvre en effet la terrible et cruelle supercherie dont a été victime Claire :

« Qu’en la tirant de l’univers imaginaire qui la détruisait, en lui montrant qu’elle avait été manipulée, que c’était elle la victime – elle n’avait tué personne, c’est elle qu’on avait tuée -, j’allais l’aider, la secourir, même. »

Ce second récit s’interrompt alors, pour laisser parler une troisième voix, celle de Camille l’écrivaine s’adressant à son éditeur… et peut-être aussi sans doute au lecteur, qui a l’impression de « remonter en surface » puisqu’elle exhibe la matérialité de son récit à plusieurs reprises, comme s’il s’agissait d’un work-in-progress à l’œuvre dans le livre :

« Avant tout, je tiens à te rassurer : dans le roman que tu viens de lire, j’ai changé, en tout cas je peux le faire, j’ai changé la plupart des noms, les lieux, les professions. »

Alors Camille l’écrivaine dévoile la « matière » de son récit : elle révèle qu’elle a elle-même créé un avatar et qu’elle s’est prise à son propre jeu, afin de constituer sa matière première, et donc le récit de Claire. Et soudain les identités de se brouiller : nous découvrons que Camille l’écrivaine est elle aussi en HP et elle mène un atelier d’écriture auquel participe Claire Millecam. Mais cette Camille écrivaine est-elle un être de papier ou Camille Laurens elle-même exhibant son propre travail ? Confusion absolue…

Qui écrit la vie de qui ? Qui dit la vérité dans ces voix narratives qui se superposent comme dans un palimpseste ? Y a-t-il seulement de la vérité ou bien, comme le dit Camille l’écrivaine, « la vie est roman » ? Peut-on devenir prisonnier de sa propre fiction car, comme elle le dit, « Se faire un roman, c’est se bâtir un asile » ?

Alors revenons au titre : comment comprendre l’ellipse dans « Celle que vous croyez » ? Doit-on rétablir une affirmation : « Je suis celle que vous croyez » ? Compliqué quand nous passons d’une voix à une autre, doutant de l’une puis de l’autre… Ou doit-on rétablir une négation : « Je ne suis pas celle que vous croyez » ? Ce serait alors un avertissement au lecteur de douter de chaque récit qui nous est proposé.

Camille Laurens érige certainement, dans son récit, la complexité du récit, dans ce qu’il peut proposer de polyphonique et de réflexion sur les pièges de la fiction.

Extraordinaire roman – celui que vous croyez – que je vous conseille absolument. J’aurais pu également évoquer la très riche réflexion sur le statut de la femme lorsqu’elle arrive à  50 ans et qu’elle oscille dans un entre-deux amoureux, malmenée par le regard et le choix des hommes. J’ai préféré réfléchir sur la dense matière littéraire que propose le récit.

Celle que vous croyez, Camille Laurens, NRF Gallimard, 2016, 186 pages, 17.50 €.

 

 

 

 

 

 

1 réflexion au sujet de “Celle qu’il convient de lire”

  1. Extraordinaire, comme tu le dis. J’ai beaucoup apprécié le travail en poupées russes où l’on ne sait plus qui est qui, ce qui est réel ou non. Et la réflexion sur le désir de la langue et le désir du corps m’a également touchée !

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