A dévorer !

« Lunch-box », Émilie de Turckheim : la fatalité de l’irréel du passé

Nous sommes dans les années 80. A Zion Heights, ville imaginaire sise au Nord-Est des États-Unis, toute une communauté d’expatriés française met sa chère descendance entre les mains du personnel éducatif de l’école libre bilingue, et en particulier auprès de Sarah Hopkins, professeur de musique de 37 ans talentueuse, notamment pour la réalisation de spectacles musicaux de fin d’année extraordinaires, qui lui assurent une renommée prestigieuse.

« J’ai été cette femme-là. J’ai été ce qu’on appelle, pardon pour le mot si bête, une vraie petite star. » (p.37)

Adulée par les élèves, plébiscitée par les parents, Sarah jouit de sa petite renommée. Elle n’hésite d’ailleurs pas à donner quelques cours le weekend à des élèves, voire à des adultes.

Ainsi, lorsque David, le père de la petite Laëtitia, s’inscrit auprès d’elle, Sarah est aux anges : elle avait, par le passé, au cours d’un incident scolaire à New-York qui aurait pu être dramatique, été en contact avec lui et avait éprouvé la fulgurance de l’attraction, immédiate, évidente. Seulement, aucune suite n’avait été donnée.

Les cours s’enchaînent, sans que rien ne transparaisse vraiment entre le père de famille et le professeur. Peut-être est-ce inutile parce que peut-être est-ce évident.

Cet équilibre fragile vole en éclats le jour où Sarah est incriminée pour la mort de la petite Laëtitia, alors qu’elle en avait la responsabilité. Une seconde aura suffi pour que tout vacille.

« Un accident est un problème de tempo. Un décalage. Il aurait suffi d’un battement supplémentaire de métronome pour que nos vies soient sauvées. » (p.72)

Ni huée ni conspuée, Sarah est simplement mise au ban de la société de Zion Heights. Mais son avenir professionnel s’annonce forcément périlleux.

« Je n’ai pas tué un enfant. J’ai causé sa mort. » (p.150)

« On me détestait comme on déteste les innocents. » (p.240)

Pour David et Solène, les parents de Laëtitia, une nouvelle vie sans leur fille commence. Le récit, polyphonique entre les voix de Sarah et celle de Solène, se concentre alors sur cette mère en deuil qui jamais ne verra la vie de la même manière. Une souffrance déchirante que l’écriture d’Émilie de Turckheim transcende : on est au cœur de la béance du cœur à vif de cette femme dépossédée de la chair de sa chair.

« Vous êtes à la fois sacrée, honteuse et intouchable. Vous êtes une mère tronc. Amputée. Une mère qui n’a pas réussi à garder son enfant en vie. Or c’était le plus grand commandement. La seule véritable loi. » (p.213)

Et la thématique clé du roman d’être donnée : est-ce la vie est une affaire de fatalité ? de destin ? de choix ? Est-ce que la vie est un simple enchaînement logique de causes et de conséquences dont nous sommes à peine conscients mais qui pourtant scelle notre futur à venir ? De fait, tant Sarah que Solène se questionnent sur le déroulement des faits : « et si… et si… et si… »

« On m’a dit : « C’était écrit quelque part. » (p.195)

Un passé à peine révolu que les deux femmes voudraient le réécrire pour pouvoir changer le cours des choses, car tant pour l’une que pour l’autre, rien ne sera jamais pareil… Qui est coupable, au final ?

Il est bluffant de considérer la façon dont l’écrivaine donne force et puissance à ce qui relève d’un fait divers tragique en considérant le point de rupture irrémédiable comme le moment de bascule vers la dépossession de soi. Une jolie claque littéraire comme on aime en recevoir.


Lunch-box, Émilie de TURCKHEIM, éditions GALLIMARD, 2021, 251 pages, 19,50€.

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