
Au salon « Cindy Coiffure », les jours se suivent et se ressemblent. Sous l’égide de Mme Habib, Nolwenn, Clara et Patrick coiffent une clientèle fidèle mais de moins en moins fournie, car le salon est dans un renfoncement de rue peu visible dans cette petite ville de province. Avec des titres nostalgiques en fond sonore, les vies se font et se défont au rythme des coups de ciseaux et de la chaleur des permanentes. On y converse de ses histoires de cœur et parfois de corps ; on y déverse ses terribles atermoiements et ses doux tourments.
Dans ce quotidien sans cesse répété, Clara fait bonne figure, elle que l’on dit si chanceuse d’être au bras du beau JB, un pompier si beau et si gentil qu’auprès de lui ces dames ne peuvent que se pâmer. Mais Clara s’ennuie. Profondément.
Lorsqu’un client laisse sur une tablette du salon un exemplaire de Du côté de chez Swann, de Proust, Clara s’en empare machinalement. La lecture, elle ne s’y livre qu’occasionnellement et jette son dévolu sur des best-sellers souvent faciles à lire, sans grand enjeu littéraire. Lorsqu’elle ouvre le premier tome d’A la recherche du temps perdu, la jeune femme est ferrée : une évidence ! Elle se jette à corps perdu dans la lecture du chef-d’œuvre, apprend à lire et à relire tel ou tel passage pour mieux le comprendre, pour mieux le savourer. Les pages de description à n’en plus finir ? les phrases à rallonge aux multiples tiroirs ? Clara s’en délecte et comprend ce qui fait de cette œuvre un monument littéraire incomparable. Et sa vie de se lire alors sous le prisme des romans de Proust…
« A elle de s’accrocher, de continuer à avancer, souvent dans le brouillard, parfois dans le noir, de ne pas se formaliser de ses phrases à tiroir et de ses imparfaits du subjonctif, de se munir de patience et, s’il le faut, d’un dictionnaire. A lui, en retour, à intervalles réguliers, chaque fois qu’elle s’y attend le moins, de l’éblouir. Plus elle le lit, mieux elle le comprend. » (p.68)
Chaque moment libre est prétexte pour elle à la lecture. Une petite coiffeuse sans prétention qui se passionne pour Proust, en voilà une association étonnante ! Que ceux qui la considèrent douteuse soient honnis : Stéphane Carlier ose prétendre que malgré les cases socio-professionnelles qui fondent un déterminisme (hélas) souvent (é-)prouvé, il est possible d’être sauvé par la lecture et de revendiquer sa maîtrise d’une somme littéraire ô combien pointue.
« Aujourd’hui, elle a commencé la lecture d’un livre écrit il y a plus de cent ans par un homme qui ne quittait pas son lit, un livre avec des phrases interminables et dont elle a le sentiment, pour une raison qui lui échappe encore, qu’il va la rendre plus forte. » (p.71)
Ainsi, Stéphane Carlier souligne et pulvérise les clichés, s’en amuse et les détourne. A cette crise existentielle que la toute jeune Clara semble vivre, Proust en est la révélation et le remède. La littérature sauve, une évidence qu’il fait bon rappeler. Alors, Clara peut-elle rester coiffeuse tout en s’adonnant à la littérature de temps à autre ? Ou, au contraire, cet appétit pour les belles lettres que le monde de Swann lui a fait découvrir est-il le point possible d’un nouveau départ ?
« On peut vivre comme ça, on a cette option-là, on n’est pas obligé d’aller tous les jours couper, friser, permanenter les cheveux de femmes qu’on ne rencontrerait pas dans d’autres circonstances. » (p.168)
Peut-elle avoir la légitimité de prétendre à autre chose de sa vie, quelque chose de plus intellectuel, et s’affranchir des carcans sociaux et sociétaux qui jusque-là ont été les siens ?
« Ces dispositions n’avaient simplement pas d’objet jusque-là, comme une terre restée en friche, tant qu’elle n’avait pas ouvert ce livre. […] Ce qui préexistait en elle, c’était la place pour une passion prenante et exigeante. Intelligente. » (p.97)
Être coiffeuse et lire Proust : peut-être pas de quoi se couper les cheveux en quatre…
Clara lit Proust est un merveilleux roman, qui célèbre les vertus de la lecture et de la littérature, tout en dénonçant les a-priori liés à cette noble activité. Le récit d’une évidence, d’une fulgurance, qui célèbre l’extraordinaire pouvoir des mots dans nos vies. Ce texte de Stéphane Carlier est un manifeste à l’humilité et l’audace (oui oui, ce paradoxe est absolument envisageable) qui sont celles de tout bon lecteur. A savourer comme une madeleine proustienne…
Et à nous lecteurs de nous questionner : quel livre a constitué pour nous l’évidence ? le coup de foudre littéraire qui à jamais a scellé notre indéfectible allégeance à la littérature ?
Clara lit Proust, Stéphane CARLIER, éditions GALLIMARD, 2022, 181 pages, 18.50€.
Super ! Dans la PAL tout de suite…
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Tu vas adorer !
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J’ai beaucoup aimé ce livre inclassable : un personnage de feel good rencontre Proust. Très agréable à lire. Sans y toucher, Stéphane Carlier rappelle l’importance de la littérature.
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Très très juste analyse !
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Ça me fait penser à deux autres: Comment Proust peut changer votre vie, d’Alain de Botton, 2010; et L’élégance du Hérisson, 2008, de Muriel Barbery. Envie de lire!
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