A dévorer !

« Accordez-moi la parole », Vinciane Moeschler : « mal-« ternité

Raphaëlle Lombardo a commis l’impensable. Parce que… l’enfance souillée, volée, violée. Parce que… le mari violent,absent, indifférent. Parce que… la dépression, au tunnel sans fond et sans lumière. Parce que… la précarité. Alors, pour espérer « sauver » son dernier-né, le troisième de sa fratrie, Raphaëlle a préféré le sacrifier : un jour, elle a tué son bébé pour lui épargner la douleur de la vie (sa vie ?) à venir.

Un scandale national, un fait divers scabreux dont la presse a fait ses choux gras et la société mis au pilori cette femme indigne d’être mère : l’infanticide est ce qu’il y a de pire ! Qu’elle soit punie ! La vindicte populaire a trouvé écho auprès de la justice, et pendant dix ans Raphaëlle a accepté sans broncher la sentence. Elle le sait, elle le mérite. Ne demande rien d’autre sinon que l’abri des murs de la prison plutôt que la haine des autres.

Un jour, elle contacte Salomé, écrivaine auréolée du succès de son premier roman feel-good mais embarrassée par la piètre qualité assumée de son récit. Elle sait qu’elle est capable d’autre chose, de mieux, de plus littéraire. Alors, lorsque Raphaëlle lui propose de raconter son histoire, dans une entreprise forcément cathartique, Salomé n’hésite pas : elle lui prêtera sa plume. Une chance pour se prouver à elle-même qu’elle peut dépasser le carcan littéraire dans lequel on l’a quelque peu placée.

« D’habitude, le monde et les gens, elle les observe de loin. Là, elle est confrontée à cette femme fragile. Fragile, dévastée et immense. » (p.72)

Seulement, c’était sans compter la confrontation avec l’indicible : elle, qui est la maman d’un petit Mathias, se retrouve face à une femme coupable d’infanticide. Comment concilier ses convictions profondes de mère et de femme à son désir tout aussi sincère de mettre en mots les maux de la détenue ? La brutalité de la réalité peut-elle se dissoudre à travers la fictionnalisation inhérente à la métamorphose qu’en proposera Salomé ?

Vinciane Moeschler propose une touchante réflexion sur la capacité de l’écriture à exprimer l’indicible. Muselée par la vindicte judiciaire, sociale, politique, Raphaëlle ne peut trouver de substitut que dans l’écriture. Elle n’a pas les armes nécessaires : son « avocate » littéraire la représentera.

« Elle semblait insinuer qu’un écrivain arrivera à déposer les mots. Ces mots tremblants qui n’étaient pas à sa portée. Ces mots justes et indicibles allaient non pas justifier, mais soutenir son histoire. Sa vérité serait prise en charge. » (p.88)

Avec ses convictions, ses limites, ses doutes. Duo de mères, duo de femmes : quelles sont les limites qui pourraient faire basculer le binôme dans le duel ?

Le questionnement de Salomé à pouvoir incarner la parole d’une mère coupable d’infanticide nous renvoie à notre propre jugement sur Raphaëlle. Or, et c’est l’intention louable du récit, le but n’est pas de refaire le procès de la jeune femme. L’enjeu, c’est de lui proposer une réhabilitation, une ré-humanisation, un re-maternisation dont son crime l’a privée aux yeux de la société. Si tant est que cela soit possible, envisageable.

« Cet acte percutant, qui venait remettre en question notre conception sacralisée de la maternité, elle s’en était débarrassée. Ne demeurait qu’un relent nauséabond d’amertume pour une vie foutue. » (p.173)

Un récit coup de poing, d’une originalité confondante, bouleversante. Une célébration de la littérature, de sa capacité à faire advenir, de façon salutaire, les mots sur les maux, aussi éprouvants soient-ils. Un hommage aux écrivains, auxquels parfois on attribue un pouvoir mérité et méritant…


Accordez-moi la parole, Vinciane MOESCHLER, éditions MERCURE DE FRANCE, 2023, 204 pages, 19.80€.

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