
Ivan Kamenov, à bien des égards, incarne avec une élégance certaine le spleen parisien dans toute sa splendeur : à jamais endeuillé par l’infanticide barbare dont fut victime son meilleur ami Alexis en 1994, consumant l’amertume d’un premier mariage raté au creux de son cœur, le dramaturge trouve l’apaisement dans l’écriture de pièces de théâtre auréolées de succès à travers le monde.
Autour de lui, on trépigne d’impatience : à quand sa prochaine pièce ? à quand la prochaine épouse ? Mais Ivan n’est pas un homme pressé, et tout le ramène à son terrain de prédilection qu’il n’a jamais quitté ; son cher 16ème, où il peut se recueillir en voisin sur la tombe de son ami. Regret éternel d’une enfance envolée trop tôt, confrontation précoce avec la mort, dont on musèle la souffrance qu’elle engendre : chez les nantis de la rive droite corsetés dans les bonnes manières, hors de question de laisser libre cours aux affects, qu’il s’agisse de autant de chagrin que de souffrance. Seul le silence, digne, prévaut.
C’est dans ce silence que se drape depuis des années Albane Blanzac, ancienne actrice adulée pour la qualité de sa filmographie. Mais derrière les ors de sa carrière, un homme, Michel Hugo, instrumentalise depuis les dix-sept ans de sa jeune épouse les faits et les gestes. Quitte, au passage, à la gratifier d’une gifle dans l’intimité ou de propos humiliants lors de mondanités. Selon ce magnat du cinéma sur le déclin, Albane n’est rien sans lui : elle est son œuvre, jadis aimée, depuis bien longtemps délaissée. Mais qui refuserait de laisser partir ce trophée vivant érigé dans les moments d’apparat ?
« Le showbiz vous menait droit au cœur des ténèbres. […] Sa minute de gloire cachait de nombreuses infamies. » (p.62)
Alors, dans l’espoir de raviver l’aura de sa célébrité, bâtie sur des fondations plus ou moins glorieuses et surtout libidineuses, Michel Hugo demande à Ivan d’écrire une pièce de théâtre qui pourrait sacrer le retour sur scène d’Albane et le retour en grâce de lui-même, son mentor, passablement ébranlé par les scandales financiers et sexuels de son proche passé.
« Je veux sauver ma femme. Elle doit revenir parmi les vivants. N’aimez-vous pas Albane, Ivan ?
Cette question ressemblait à un piège. Il fallait être prudent. » (p.35-36)
L’entente entre Albane et Ivan est immédiate, et tous deux glissent doucement vers une tendre inclination. Cependant, chacun est freiné par ses atermoiements, fondés sur une bienséance érigée en valeur suprême. Aussi, Albane peut-elle se résoudre à tromper cet homme qu’elle n’aime plus depuis bien longtemps ? Ivan peut-il courir le risque de voler l’épouse d’un requin des arts et de la culture, au bras suffisamment long pour lui nuire « sans y toucher » ?
« Dieu là-haut devait sourire avec peine de cette comédie humaine. » (p.243)
L’amour moderne, titre du récit, n’a de moderne que le présupposé : Louis-Henri de La Rochefoucauld démontre, par une culture brillante et érudite, que la façon d’aimer des grands de ce monde (en particulier) est empêtrée dans une conception patriarcale où l’homme brise la femme de sa volonté, de ses désirs et de ses attentes. Pour les protéger, un vernis social ou culturel plus ou moins épais, qui ne laisse au final personne dupe des monstruosités qui se jouent dans l’intimité du couple. Ironie donc, tant du titre que du récit tout entier.
On comprend alors mieux le désabusement d’Ivan et d’Albane, au final les deux seuls à pouvoir concevoir aimer sainement, aimer vraiment, dans le respect de l’autre. La modernité, toujours en question aujourd’hui (à l’heure de la dangereuse montée des masculinistes), est peut-être là…
« L’amour était-il à réinventer […] ? Fallait-il, pour cela, être absolument moderne ? Mais quelle était la définition de la modernité en amour ? En matière de sentiments, ne valait-il pas mieux être vieux jeu ? » (p.22)
L’amour moderne, Louis-Henri de LA ROCHEFOUCAULD, éditions ROBERT LAFFONT, collection Pavillons, 2025, 246 pages, 20€.
