A croquer

« Passion simple », Annie Ernaux : aimer à perdre la raison

Nous sommes à la fin des années 80. La narratrice, peut-être Annie Ernaux, est une femme avec son propre passé dont on saura juste qu’il lui a donné des enfants. Aujourd’hui, elle vit une passion exclusive pour un homme marié, étranger, dont jamais on ne saura le nom.

La relation extra-conjugale est aussi fougueuse que brève : la narratrice bénéficie du bon vouloir de son amant pour qu’il la rejoigne chez elle. Alors, tout son quotidien tourne autour cette attente, transformant chaque geste, chaque intention en une possible préparation à la rencontre. De fait, tout ce qui précède la rencontre est auréolé de l’excitation et de l’impatience mais, dès que l’amant est là, c’est un cruel décompte qui tourne dans sa tête avant de le voir partir, seulement quelques heures après.

« Je voulais forcer le présent à redevenir du passé ouvert sur le bonheur. » (p.58)

On le comprendra : Annie Ernaux évoque l’absolue dépendance à l’être aimé, dans tout ce que la relation a de plus intense mais aussi d’illégitime (et tant pis). Cette dépossession s’accompagne d’une foi irraisonnée en de nombreux petits rituels qui tendent à donner un sens à ce qui, en toute normalité, devrait être insignifiant. Le réel se pare donc d’une signifiance qu’il n’a normalement pas mais que tout être amoureux, même un peu, espère trouver.

« J’ai mesuré le temps autrement, de tout mon corps. J’ai découvert de quoi on peut être capable, autant dire de tout. Désirs sublimes ou mortels, absence de dignité, croyances et conduites que je trouvais insensées chez les autres tant que je n’y avais pas moi-même recours. A son insu, il m’a reliée davantage au monde. » (p.76)

Et l’écriture d’exorciser l’emprise amoureuse, pendant et après, c’est-à-dire une fois la rupture consommée. Les mots d’Annie Ernaux captent la fulgurance de la passion en ce qu’elle déréalise le quotidien, mais le fait de l’écrire parvient, paradoxalement, à lui donner corps et chair.

« Souvent, j’avais l’impression de vivre cette passion comme j’aurais écrit un livre : la même nécessité de réussir chaque scène, le même souci de tous les détails. » (p.23)

« Je ne veux pas pas expliquer ma passion – cela reviendrait à la considérer comme une erreur ou un désordre dont il faut se justifier – mais simplement l’exposer. » (p.32)

C’est beau, car pur et sans fioriture (signature de la plume de Madame Ernaux), mais peut-être faut-il cela pour circoncire la dévoration amoureuse.


Passion simple, Annie ERNAUX, éditions GALLIMARD, 1991, 77 pages, 11.50€.

Sortie au cinéma prévue en 2021, le roman ayant été adapté et réalisé par Danielle Arbid.

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