
Alex est une jeune femme de vingt-deux ans au passé que l’on devine trouble : des années de colocation au paiement pas très honnête vis-à-vis de ses camarades de chambrée new-yorkaise ; des mœurs douteuses avec les hommes, auprès desquels elle s’exerce comme escort, le temps de leur ravir quelques biens ou quelques dollars en trop avant de prendre la poudre d’escampette. D’elle, on ne saura rien de plus, sinon qu’elle navigue quelque peu en eaux troubles…
« Alex représentait une sorte de meuble social inerte : seule sa présence était requise, aux dimensions et aux formes d’une jeune femme. » (p.126)
Cet été-là, justement, elle le passe dans la maison secondaire de Simon, dans un coin privilégié des ultra-riches de Long Island. Un séjour tous frais payés, au cours duquel Alex n’a qu’à assouvir les désirs de ce « client », pourvu qu’elle lui obéisse et fasse preuve de discrétion.
« Et c’était bon d’être quelqu’un d’autre. De croire, ne serait-ce qu’un instant, que l’histoire était différente. Alex avait imaginé le genre de personne que Simon aimerait, et c’était cette personne qu’elle lui présentait. Tout son passé dégoûtant avait été supprimé, jusqu’à ce qu’elle-même ait l’impression qu’il n’avait jamais existé. » (p.27)
Seulement, au cours d’une soirée, Alex dérape : tolérance zéro pour Simon qui, manu militari, lui offre un billet aller simple pour la ville. Mais la jeune fille ne veut surtout pas y retourner : c’est prendre le risque de devoir affronter Dom, que l’on devine être un ancien client envers qui elle a des « dettes », et qui la harcèle de messages pour récupérer son dû.
Alors, Alex fait en sorte de rester dans le coin et de patienter, tant bien que mal, jusqu’au Labor Day, fête nationale que Simon a l’habitude de célébrer chaque année dans sa propriété. Cinq jours à occuper, en tenant compte des préoccupations logistiques inhérentes à son errance : se nourrir, dormir…
« La fête était l’objectif adéquat, le contexte adéquat pour réapparaître dans l’orbite de Simon. Le tout était de s’occuper jusque-là. D’attendre. » (p.101)
Alors, au gré d’un vagabondage discret sur les différentes plages et dans le centre-ville de la bourgade la plus proche, Alex rencontre un barman, l’homme à tout faire d’un ami de Simon, un jeune homme de dix-neuf ans en conflit avec son richissime père, une jeune fille riche à en pleurer mais à l’épanouissement inversement proportionnel à son opulence… Autant d’aperçus de la vie des nantis et de ceux qui les servent, pour une fresque sociale cruelle au sein de laquelle les torchons ne se mélangent bien évidemment pas aux serviettes.
« Soudain, il paraissait illusoire que quoi que ce soit puisse rester caché, qu’elle puisse passer avec succès d’un monde à l’autre. » (p.55)
Alex tente de faire illusion, malgré le sceau de la disgrâce apposé sur elle. Une illusion d’une semaine elle entretient à coups d’antalgiques subtilisés dans l’armoire à pharmacie de Simon. A défaut d’un séjour paradisiaque, le leurre d’un paradis artificiel.
Emma Cline, extraordinaire écrivaine américaine que j’affectionne, livre un nouveau (et forcément brillant) récit taillé au scalpel, avec une protagoniste qui flirte avec l’anti-héroïne. Une jeune femme paumée, aux contours identitaires flous, et qui peine à s’agripper à la réalité, la vraie. L’objectif du Labor Day peut-il signer sa rédemption ? L’invitée devenue indésirable est-elle condamnée à n’être que de passage et de perdurer… le temps de la fugacité ?
L’invitée, Emma CLINE, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch, éditions de LA TABLE RONDE, collection QUAI VOLTAIRE, 2023, 313 pages, 23€.

Une anti-héroïne ! On n’en rencontre pas si souvent dans les romans… Ce livre me tente beaucoup. Merci pour ton analyse 😉
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Emma Cline : une référence incontournable ! Belle lecture 🙂
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