A dévorer !

« Acide », Victor Dumiot : ce qui fait de nous des monstres… (Rentrée littéraire 2023)

En se rendant à cette soirée ce jeudi soir-là, soigneusement maquillée, pimpante et pleine d’espérance de retrouvailles amicales festives, Camille n’imaginait pas que sa vie allait basculer. D’un acte gratuit, ignoble et innommable : alors qu’elle attend la prochaine rame dans une station de métro, un inconnu balance au visage de Camille, sans raison aucune sinon celle de la pure méchanceté gratuite, de l’acide sulfurique.

Il suffit de quelques secondes pour que le visage de Camille s’embrase de douleur et se consume de l’intérieur sans que personne ne réagisse. Une brûlure mordante, insoutenable, atroce… Camille est la victime du hasard : elle était là, au moment endroit sans doute et au mauvais moment.

« L’impression de me prendre à toute vitesse un mur tranchant. Comme si mon visage avait percuté des poignards, une planche cloutée. Comme si je traversais le pare-brise de mon véhicule. L’impression que l’on frottait ma figure avec du verre pilé. » (p.13)

S’ensuivent des mois et des mois de traitements, tous plus douloureux les uns que les autres : greffes, rejets, cicatrisation incertaine… Consciente d’avoir perdu ce qui faisait son identité, sa féminité et son humanité, comment concevoir de repartir à la conquête de son destin alors que celui-ci a été stoppé en plein élan ? Alors que l’enquête policière piétine, Camille peine à trouver une quelconque motivation qui l’aiderait à se battre. Qui lui en voudrait ? Souvent elle pense au suicide ; souvent elle se veut cassante face aux autres pour mieux tenir à distance une empathie qui lui est insupportable. Camille doit faire le deuil d’une vie à moitié enterrée : devenue monstrueuse (au sens philosophique du terme : « ce que l’on ne peut nommer »), comment concevoir de se battre pour exister alors que l’on exhibe à autrui une gueule cassée des temps modernes ?

« Mon pronostic esthétique était vitalement engagé. J’étais même, de ce point de vue, morte. Esthétiquement morte. Ma beauté avait son carnet de décès, je l’avais enterrée. » (p.179)
« Et je suis certaine, quasiment certaine, qu’un mâle sans visage vivrait bien mieux que moi. Car un mâle sans visage, ça reste toujours un homme, alors qu’une femme sans visage, ce n’est plus rien. » (p.246)

Tapi dans la solitude extrême de son appartement, Julien, un utilisateur du Dark Web, tombe un jour sur une vidéo qui a capté toute l’agression de Camille. Une mise ligne de quelques secondes à peine, mais qui suffit à le scotcher net : révulsé puis fasciné par l’horreur qui se dégage de la scène, Julien visionne quasiment en continu le petit film amateur. Au début inquiet d’être interpellé par la police, il range bien vite ses atermoiements pour se gargariser, dans une quête éperdue du fantasme extrême, de la violence des vidéos qu’il consomme à outrance. Asocial, déconnecté de la réalité et du monde environnant, Camille devient peu à peu pour Julien son Graal. Son objectif : saisir le point de bascule lors duquel ce qui est montré (extase, souffrance…) n’est plus feint. En d’autres termes, Julien se nourrit de fictions ultra-violentes pour mieux s’emparer de la quintessence des éclats de réel, qui apparaissent toujours à un moment donné (selon lui). Le mensonge d’une mise en scène ne dure jamais vraiment : la réalité rattrape toujours. Dérangeant, surtout lorsque l’on sait que les personnages à la Julien existent vraiment…

« L’homme a besoin de voir, de voir encore, et de revoir les meurtrissures de ce visage. Son agonie. Il a besoin d’entendre encore les cris qui viennent, peu à peu, se mêler aux gestes d’horreur, jusqu’à ce que l’image implose, que quelque chose se rompe dans sa tête, pour ne laisser qu’un ultime spectre lumineux, celui d’une peau à jamais atteinte. Révélée. » (p.70)

Camille perd dans la violence son identité et la réalité de ce qui faisait d’elle une jeune femme pleine de vie. Julien s’enferme quant à lui dans un univers sombre pour chercher dans la violence les fondements de la réalité. Lequel des deux est le plus monstrueux ? Celle qui est défigurée et à jamais enlaidie ? Celui qui trouve l’excitation dans la dépravation immorale continue ? Peuvent-ils décemment l’un et l’autre se croiser ? Si oui, avec quels desseins ?

Aussi, lorsque Julien comprend que sa survie mentale et son salut vital dépend de la quête ultime pour se saisir de Camille, y a-t-il danger possible ? L’horreur et l’ignominie ont-elles des limites ?


Est-on ce que notre visage dit de nous ? L’identité est-elle forcément annihilée lorsque le visage disparaît ? Qu’est-ce qui fait notre identité ? Comment exister autrement que par l’image que l’on renvoie ? Le peut-on, d’ailleurs ? A notre époque saturée par les selfies qui s’exhibent sur les réseaux sociaux, autant dire que la laideur subie et toute forme de « monstruosité » que le genre humain a du mal à appréhender sont honnies.

Acide est un roman qui secoue, de par la violence du contenu. La précision chirurgicale de l’écriture, ciselée, constitue pour nous, lecteurs, le propre instrument de torture pour mieux signifier la violence intrinsèque au roman. L’entrelacement des chapitres entre les deux protagonistes crée une dynamique haletante : à quel moment l’être pixelisé dont Julien se repaît des heures durant va-t-il advenir, réel, à ses yeux ? Avec quelle(s) suite(s) ? Prenez votre respiration, et plongez dans les méandres de la psyché humaine…


Acide, Victor DUMIOT, éditions BOUQUINS, 2023, 278 pages, 20€.

1 réflexion au sujet de “« Acide », Victor Dumiot : ce qui fait de nous des monstres… (Rentrée littéraire 2023)”

  1. Questionnements intéressants sur notre identité, notre image… mais je pense que ce roman est trop violent pour moi. Je suis incapable de lire ce genre de choses…
    Merci pour ton analyse !

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