
Ottavia descend d’une lignée d’illustres cuisiniers de Rome et son sang, dans la digne filiation de son ascendance, bouillonne du désir de manipuler, elle aussi, fouet, râpe, couteaux et autres ustensiles, de se brûler à la flamme du piano et de se repaître de la joie de sustenter, avec « goût » et talent, les clients du restaurant paternel.
Sa mère aurait préféré pour sa fille aînée des études longues, idéalement littéraires pour la grande lectrice qu’elle est. Mais Ottavia, à seize ans, décide de rejoindre la brigade de son père et, comme le plus simple des commis, d’œuvrer à ses côtés, d’apprendre à la dure, sans compromis, les rudiments du métier. Aussi jeune soit-elle, elle chemine de concert avec Cassio, déterminé lui aussi à faire ses preuves auprès du maître. L’émulation est immédiate : professionnellement, Cassio et Ottavia sont en symbiose. Les sentiments amoureux prennent le relais, et l’amour et la passion de la cuisine unissent très rapidement les deux jeunes gens.
L’harmonie du couple est mise en péril lorsque le regard d’Ottavia croise celui de Clem lors d’une soirée : une fulgurance, qu’elle choisit d’ignorer. Mais la jeune femme est suffisamment déstabilisée pour que, les démons de Cassio l’éloignant d’elle, elle choisisse de s’éloigner à son tour et de tenter autre chose, autrement, différemment. Impossible d’en dire plus pour ne pas gâcher l’intrigue, mais retenons que toute la vie d’Ottavia est une question de détermination, qui questionne ses choix.
« Depuis que c’était arrivé, je n’avais jamais raconté cette histoire à personne, parce que je ne parvenais pas à lui trouver une cohérence permettant d’en dégager un récit. » (p.168)
En effet, mue par des convictions profondes et une intuition sans borne en sa capacité à ne pas faillir dans ses défis, Ottavia assume ses choix, sans tergiverser. Sauvage, indomptable, sinon par sa propre volonté. Néanmoins, la relecture que les spectres masculins du passé réactualisent tout au long de son parcours amoureux questionne ses décisions : et si elle avait fait les mauvais choix ? et si elle pouvait revenir en arrière, ferait-elle autrement ? différemment ?
« Et plus je pensais à ces vies différentes que j’aurais pu avoir, plus j’avais simplement envie d’être seule et de m’enrouler autour de ma cuisine comme un serpent resserrant ses anneaux. » (p.251)
Ottavia est-elle si libre de ses décisions qu’elle le pense, ou n’est-elle pas finalement déterminée, conditionnée par des paramètres insoupçonnés ? Au nom de la passion, peut-on tout expliquer et excuser ?
« Je ne voulais plus vivre dans son ombre. Je ne voulais plus être sa moitié. Quelque chose en moi se cabrait net devant une telle perspective de malheur. Je voulais faire la cuisine en paix. » (p.91)
Avec l’élégance pure de l’écriture qu’on lui connaît, Julia Kerninon livre de nouveau un très beau portrait de femme et sonde son parcours en tissant les fils de la filiation, de l’amour, de l’amitié, de la maternité autour de la passion de la cuisine. De quoi se nourrit une passion, qu’elle soit « thématique » ou amoureuse ? Est-elle le gage de la liberté ou d’une aliénation certaine ? Que sacrifie-t-on en son nom ?
« C’était moi-même, je crois, que je craignais d’avoir oubliée, ou remplacée – mais par quoi ? Par qui ? » (p.259)
Julia Kerninon explore les possibilités infinies que nous offre la vie et nous rappelle que dans cette quête incertaine certaines choses, ou personnes, peuvent être aussi désirables qu’insaisissables… Entre pérennité et fugacité : comment notre destinée jongle-t-elle et s’équilibre-t-elle avec les événements qui la composent ?
« C’était moi, ton destin. J’ai tout raté. » (p.194)
Sauvage, Julia KERNINON, éditions L’ICONOCLASTE, 2023, 300 pages, 20.90€.
