
L’inégalable Fabrice Caro persiste et signe avec ce nouveau roman mettant en scène son archétype narratif, que l’on retrouve depuis Le Discours, à savoir l’éternel loser empêtré dans une situation dont il ne peut se défaire à force de capitulations plus ou moins muettes et de revendications autocensurées.
Notre héros malheureux est ici Boris, un scénariste solitaire dont le propos de sa création Les servitudes silencieuses a été remarqué par « les gens du milieu ». L’euphorie est de mise, bien évidemment, et Boris projette déjà ses répliques dans la bouche de Louis Garrel le sublime et Mélanie Thierry la magnifique. Poésie, finesse d’esprit et trouvailles scénaristiques : son texte est destiné à être un succès. Il peut compter sur l’enthousiasme débordant d’Aurélie, une professeur en études cinématographiques rencontrée lors d’une soirée, pour nourrir et encourager son fantasme créatif en bonne voie de devenir réalité.
« Subitement, tout devenait concret, en quelques mots il scellait une réalité. Le scénario quittait son lit de papier pour enfin s’incarner, il s’apprêtait à être lu par des êtres de chair qui allaient donner vie à mon histoire. » (p.8)
Mais lorsqu’un premier mail suivi d’une rencontre avec les chargés de production arrivent, Boris déchante : on lui demande de revoir tel personnage, tel enjeu dramatique, tel acteur envisagé parce que ce sera « beaucoup mieux », « formidable ». Peu à peu, c’est tout son projet qui est dénaturé au profit d’une vulgarisation artistique supposée réconcilier les foules avec le septième art. Boris est bien ennuyé : doit-il obtempérer à ces « indications » indigestes et plier pour mieux faire bouillir la marmite ? Ou doit-il au contraire revendiquer l’originalité de sa création, quitte à paraître élitiste ?
Boris tergiverse, s’embourbe. La situation empire lorsqu’il s’enferme dans des mensonges involontaires pour rassurer Aurélie de la bonne avancée de son scénario ou confirmer la présence de Garrel et de Thierry à un festival de cinéma.
« Alors alors alors tout s’effondre, les fondations, les murs porteurs et le reste. Alors alors alors une longue marche en plein désert et l’oasis est un mirage. Alors alors alors un couteau sauce madère dans le dos. » (p.61)
« Existe-t-il un stade, ou une dimension, où l’accumulation de mensonges engendre une nouvelle vérité ? » (p.121)
Dépossédé de son œuvre, l’artiste devient artisan, témoignant seulement d’un évident savoir-faire pour rassasier de son texte les masses abêties. Au prix d’un reniement personnel et professionnel assumé ?
« Je ne suis pas bien sûr de comprendre la situation. La sensation que tout m’échappe, mon histoire, mon projet, ma vie. » (p.142)
Fabrice Caro dénonce avec pertinence et avec l’humour ciselé qu’on lui connaît le consumérisme culturel et l’appauvrissement intellectuel dont les médias sont en partie responsables (les personnalités épinglées – même si anonymées – sont décrites de façon jouissive !). A l’inverse, ce Journal d’un scénario est à lui seul un texte d’une richesse folle : les références cinématographiques sont nombreuses, éclectiques, pensées et fouillées. Autant dire que la maîtrise du sujet est exceptionnelle.
Mise en abyme du scénario dans le journal dans le roman, ce nouveau récit de Fabrice Caro questionne la liberté des artistes à créer. A quelles contingences l’art peut-il ou doit-il se soumettre ? N’existe-t-il d’artistes que libres et que d’art(s) libéré(s) ? Passons le relai aux philosophes…
Journal d’un scénario, Fabrice CARO, éditions GALLIMARD, collection Sygne, 2023, 189 pages, 19.50€.
