A dévorer !

« Le délicieux professeur V. », Julia May Jonas : un moderne portrait de femme

De notre héroïne, nous ne saurons jamais son prénom. Par contre, des vicissitudes de son présent, elle nous dit beaucoup : à presque soixante ans, cette brillante universitaire de lettres d’une petite université du Nord des États-Unis maudit la déliquescence de son corps de femme ; assiste, circonspecte, à la mise en pâture de son mari John, accusé d’avoir abusé de ses étudiantes pendant nombre d’années ; constate, désolée, son demi-échec d’écrivaine. Ou, si l’on doit être optimiste, son demi-succès dans le monde des lettres.

Lorsque son nouveau et jeune collègue, Vladimir Vladinski, arrive sur le campus, c’est pour elle une bouffée d’oxygène salvatrice : non seulement elle tombe sous le charme de son talent d’écrivain, mais aussi succombe-t-elle aux sirènes d’une attirance physique irrépressible pour le beau professeur.

Notre protagoniste n’a guère de scrupules à fantasmer une improbable liaison. Encore mieux : son désir naissant lui insuffle le souffle de l’inspiration, genèse d’un nouveau récit en devenir. Mais la prudence reste de mise : Vladimir est marié à la sculpturale Cynthia, et elle se doit d’être « solidaire » de son mari, quand bien même ses étudiantes lui reprochent de cautionner les agissements d’un prédateur. Mais elle renonce à leur expliquer qu’aux origines de leur mariage, John et elle ont accepté de s’octroyer, respectivement, une liberté de mœurs sexuelles.

« Et je lui ai tout révélé. Comment mon époux et moi avions tacitement consenti que notre couple jouirait d’une grande liberté sexuelle. » (p.23)

« J’étais au courant des liaisons, de leur existence. Je savais que c’était avec des étudiantes. Mais je ne connaissais pas les détails de ses agissements qui, à mesure des révélations, s’avèrent plus perturbants que je n’avais voulu l’admettre. » (p.41)

Ce premier roman de Julia May Jonas narre et décrit, avec justesse dans le choix des mots, d’une situation de crise personnelle, conjugale, professionnelle et quasi-existentielle, au mitan de la vie d’une femme, crise redoublée par le retour au bercail de sa fille, Sid, en pleine rupture amoureuse.

Que sont les aspirations d’un jour ou de toujours devenues lorsque passe le temps ? Quand une relation s’étrangle, asphyxiée, à quel souffle aspirer pour continuer malgré tout, contre tous ? Comment expliquer ses choix de vie, très libres, à une génération prônant le hashtag #metoo comme étendard ? Comment blâmer son époux d’avoir succombé aux attraits de la jeunesse quand elle-même se sent attirée par les sirènes de son jeune collègue ?

Ce roman donne voix avec talent aux questions et atermoiements d’une femme brillante mais dont l’éclat apparent, évident, est pondéré par ses manques, ses doutes, ses aspirations. Légitimes ? décalées ? délictueuses ? Julia May Jonas questionne la possibilité d’une femme à se réinventer, se redéfinir, donner corps et voix à ses désirs, ses envies, sans forcément avoir à se justifier, systématiquement, auprès d’autrui, dans une société si prompte à accuser.

« Nous avions voulu vivre sans nous soucier des traditions, d’une manière nouvelle inventée par nous-mêmes, et j’héritais maintenant du rôle le plus éculé qui soit. » (p.162)

Un bonheur de lecture.


Le délicieux professeur V., Julia May JONAS, traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle Heurtebize, éditions DALVA, 2023, 299 pages, 23€.

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