A croquer

« Le dimanche des mères », Graham Swift : étreintes brisées

En ce dimanche de la fin mars 1924, c’est fête pour Jane Fairchild : son maître, Mr. Niven, lui a accordé un jour de congé en l’honneur de la fête des mères. Qu’elle aille se promener à bicyclette dans la campagne, qu’elle use comme elle l’entend de la demi-couronne qu’il lui glisse généreusement. Après tout, pauvre petite, elle est orpheline et point de mère à aller chérir. Son épouse et lui sont attendus pour un déjeuner entre gens comme il faut, à savoir les Sheringham et les Hobday, deux familles qui ont décidé d’unir leurs deux enfants, Paul et Emma. Et le mariage « de raison », imminent, de s’annoncer dans quinze jours. Il faut bien cela de festivités quand la guerre de 14 a décimé tant de foyers de leurs jeunes hommes et plombé le cœur de tant de parents.

Alors oui, Jane pourrait s’octroyer le luxe de ne rien faire, chose inédite dans son quotidien laborieux de domestique, habituée à obéir, à se taire, à voir et à être aveugle, aussi. Les aristocrates ne le sont pas toujours dans leurs mœurs, nous suggère le récit…

Mais Paul Sheringham a réussi à la faire venir dans la demeure de ses parents, libre de tout occupant, Le prétexte de ses études de droit à travailler n’a pas été difficile à ériger en excuse pour son absence au repas des « chnoques ». Alors, dans le confort ouaté et luxueux de la chambre du fiancé, Jane se meurt doucement d’amour, alanguie, après des étreintes toujours renouvelées malgré les années que dure leur liaison illégitime. Elle sait bien que Paul est promis à une autre. Elle ne nie pas le léger pincement de jalousie que son cœur lui fait sentir. Mais une fois encore, en ce dimanche des mères, il est à elle.

« Il ne fallait pas oublier son autorité princière. C’était lui qui faisait la loi, non ? Et ce depuis près de huit ans. Libre à lui de faire ce qu’il voulait. De faire d’elle ce qu’il voulait. Oh oui, il avait tout d’un prince. Elle l’avait aidé à en prendre l’habitude. » (p.26)

Mais il a prévu un déjeuner avec sa promise, et il est déjà en retard. Pourtant, c’est avec une vraie langueur, un détachement affiché, qu’il commence ses préparatifs pour la rejoindre. Rechignerait-il à honorer ce rendez-vous ? Jane pourrait-elle espérer un attachement certain du jeune homme à elle ?

« En tout cas, elle s’apprêtait à le perdre. Et lui, s’apprêtait-il à la perdre ? Elle n’avait pas le droit de s’attendre à ce qu’il vît les choses ainsi. Et elle, avait-elle aucun droit de se dire qu’elle le perdait ? Elle ne l’avait jamais vraiment possédé. Et pourtant si. » (p.34)

Le temps presse, et Paul de filer quand même. Un peu trop vite. Et d’être stoppé net.

Des décennies plus tard, Jane Fairchild se rappelle de ce dimanche qui a scellé le destin de son bel amant. Qu’a représenté cette relation dans sa vie tout durant ? Le destin aurait-il pu être écrit autrement ? Que sommes-nous des circonstances que nous ignorons et qui pourtant décident pour nous de notre vie ?

« Comment la vie pouvait-elle être si cruelle et si généreuse à la fois ? » (p.108)

Avec un style bien à lui, en partie fondé sur la répétition (on sera sensible à cet effet de boucle qui structure tout le récit) et les interventions multiples d’un narrateur aussi omnipotent qu’omniscient, Graham Swift donne à lire sa vision de la fatalité en un fait divers beau à pleurer. La fiction ne dure pas, toujours rattrapée par les forces de la réalité…


Le dimanche des mères, Graham SWIFT, traduit de l’anglais par Marie-Odile Fortier-Masek, éditions FOLIO GALLIMARD, 2017, 171 pages, 8.10€.

Laisser un commentaire