A goûter

« Anna partout », Chloé Ronsin Le Mat : chercher le garçon…

Le narrateur est un homme dont on ne sait pas grand-chose. Le récit de sa vie, fragmenté, est un puzzle dont il nous livre, à nous lecteurs, des pièces plus ou moins signifiantes. Plus ou moins inquiétantes…

Ainsi, de sa famille on comprend que, alors que le narrateur est encore un enfant, son père a refait sa vie avec une femme elle-même mère d’une fille, Anna. La famille recomposée établit son domicile dans une immense bâtisse de Neuilly. De l’enfance, on devine la fascination, déjà, pour sa demi-sœur, Anna : souvent il observe, à la dérobée, cette jeune fille lunaire qui perçoit si bien les éléments signifiants de la vie qui échappent à tant de mortels. Les cours de danse qu’ils partagent est une manière de maintenir la cohésion entre les deux, mais la vie a tôt fait de les séparer, et notre narrateur de vivre le passage à l’âge adulte en Angleterre.

« S’il faut le dire absolument, je ne suis pas amoureux d’Anna. Je ;lui trouve juste un intérêt particulier. Cette discussion ne va nulle part, c’est stupide, je m’en vais. » (p.20)

Là-bas, il rencontre Emilie. Jolie, amoureuse, sans doute un peu creuse. Mais Emilie n’est pas Anna. De retour en France, il rencontre (ô hasard ?) Coraline, une amie d’Anna, avec qui il entame une relation amoureuse. Deux ans et demi ensemble. Mais Cora n’est pas Anna, encore une fois.

Difficile pour toutes ces jeunes femmes de tenir la comparaison avec l’inatteignable, l’intouchable Anna. D’ailleurs, à défaut de pouvoir s’en emparer physiquement, le narrateur fomente un stratagème qui lui permet de vivre, visuellement, au plus près de sa demi-sœur. Se repaître de son intimité tout en restant invisible ; avancer masqué sur les réseaux quitte à pirater les images.

« Je réserve mon troisième œil pour les moments solennels ou secrets, je ne me suis fait pas complètement à l’idée encore, par moments j’oublie que la possibilité de la voir, de me sentir comme assis devant elle, existe. » (p.130)

Et le narrateur de flouter, page après page, la frontière entre relation réelle et vie fantasmée. Et le narrateur de perdre sciemment pied, socialement, professionnellement, avec la réalité concrète : tout s’estompe, de sa simple volonté, pour mieux pixeliser l’image obsessionnelle d’Anna.

« Je relis les notes écrites depuis quelque temps et je ne retrouve pas ce que je voulais y dire, les mots se sont noyés dans d’autres que je n’ai pas pensés et partout dans toutes les lignes et derrière chaque symbole je lis Anna Anna Anna Anna Anna. » (p.62)

Démence ? folie ? génie inquiétant ou mec paumé doublé d’un asocial pathologique ?

Le narrateur guide le lecteur dans les méandres de sa vie et de sa psyché, trouble et troublée. Mais parfois il nous perd, lorsque le roman devient une (illusion de ?) mise en abyme du récit d’un type obsédé par sa demi-sœur. Quelle est la part de vérité du roman que l’on est en train de lire ? Est-ce une fiction dans la fiction ? Les niveaux de lecture sont multiples, labyrinthiques et aussi complexes que l’est l’identité du narrateur. Difficile de ressentir une empathie digne de ce nom pour lui, car on perçoit des failles, des dissonances qui participent à l’étrangeté de l’histoire.

« T’as l’air de ce genre de type à qui il est en train d’arriver quelque chose, une sorte de drame ou d’aventure ou que sais-je. Ça flotte autour de toi dans l’air. » (p.181)

Ce récit est donc atypique, tant pour la singularité d’un personnage qui cultive une normalité illusoire que pour sa quête déraisonnée et irrationnelle d’une insaisissable figure féminine.

Quand l’attirance rime avec déviance, prudence…


Anna partout, Chloé RONSIN LE MAT, éditions SCRIBES, 2023, 286 pages, 21€.

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