
Un inédit de Zola ! Pour la passionnée de la littérature du XIXème que je suis, autant dire que c’est Noël avant l’heure. Et ma découverte de Madeleine Férat n’est pas une déception !
A l’origine, Zola avait imaginé une pièce en trois actes, autour du personnage principal de Madeleine, mais son drame fut refusé. Réécriture de la pièce en roman, et voici qu’en 1868, quelques années avant le début du cycle des Rougon-Macquart et un an après le scandale de Thérèse Raquin, Madeleine Férat est publié. Des deux romans éponymes, la postérité ne retiendra que Thérèse Raquin. Et pourtant, nombre de similitudes relient les héroïnes…
Madeleine naît d’un père qui, d’ouvrier modeste, s’est enrichi à la sueur de son front pour devenir un respectable patron. Mais l’enfant perd l’un après l’autre ses parents : confiée à un tuteur, elle prend vite la poudre d’escampette lorsqu’elle comprend que son « protecteur » en a après elle. Alors, sur un coup de tête, elle tombe dans les bras de Jacques, un jeune chirurgien rencontré au hasard de la rue. Éperdue de reconnaissance, elle se donne à lui sans réfléchir. Jacques, flatté mais pas pour autant amoureux, vit avec elle pendant un an un quotidien fait de débauche avec ses amis étudiants et leurs maîtresses, qui passent de bras en bras. La bohème et l’insouciance parisiennes bercent pendant un an Madeleine de l’illusion de son « union » avec Jacques.
Lorsque ce dernier est appelé en Cochinchine (au sud de l’actuel Vietnam), il se libère des bras de son amante sans effusion : après tout, il ne lui avait rien promis du tout. Madeleine marque le coup, elle qui pensait qu’aimer une fois était aimer toujours.
Elle rencontre peu après Guillaume de Viargues, un jeune homme aux antipodes de Jacques : orphelin de mère, malmené par ses camarades le temps de ses études, en manque cruel d’affection, délicat, d’une sensibilité nerveuse exacerbée et solitaire, le jeune aristocrate rêve de rencontrer Celle qui sera à jamais à lui, dans le cocon de l’indolence d’une vie de contemplation. Le jeune couple vit des moments heureux. Certes, Madeleine ne ressent pas la passion telle qu’elle l’avait vécue avec Jacques, mais son affection pour Guillaume est profonde. Alors, par fidélité et bon sens, elle décide de se couler dans l’écrin paisible que lui offre Guillaume.
« Tous deux, ils se donnaient moins d’amour que d’apaisement. On eût dit qu’un hasard les avait poussés l’un vers l’autre pour qu’ils pussent essuyer le sang de leurs blessures. Ils éprouvaient un égal besoin de repos, et leurs tendresses étaient comme les remerciements qu’ils s’adressaient des heures tranquilles et heureuses qu’ils goûtaient ensemble. » (p.138)
Ce qu’elle ignore, c’est que Guillaume et Jacques sont des amis très proches, que la vie a éloignés. Ce que Guillaume ignore, c’est que son amante a vécu l’initiation amoureuse entre les bras de son meilleur ami.
Lorsque Madeleine puis Guillaume prennent conscience, après un certain nombre de rebondissements, du rôle de Jacques entre eux deux, la dynamique du couple est brisée : le fantôme du premier amant devient de plus en plus présent. Carrément gênant. Pire, Lucie, la fille que Madeleine et Guillaume ont ensemble une fois mariés, ressemble étrangement, par quelques diableries physiologiques, à Jacques : est-ce là un châtiment du destin ou du Ciel pour punir Madeleine de s’être donnée une fois et d’oser aimer une seconde fois ?
Guillaume accuse le coup : serait-ce une trahison ? Madeleine, quant à elle, peine à mettre à distance le spectre de cet amant qui revient les hanter, régulièrement. Jusqu’à revenir, physiquement, et mettre en danger les époux. Jacques est-il de retour pour lui faire expier sa faute auprès de Guillaume ? Peut-il y avoir absolution dans le pardon de l’amour ? Peut-on être puni pour avoir osé aimer franchement, sincèrement et… successivement ?
« L’idée d’avoir partagé cette femme avec un autre et de n’être venu que le second lui était insupportable. […] Il exigeait une possession complète. » (p.264)
Et le triangle amoureux, tout au long du récit, de dessiner et de flouter ses contours selon les atermoiements des uns et des autres et, surtout, de la menace de Jacques. Qui devra se sacrifier au nom d’eux trois ?
« Il était esclave, il appartenait à cette créature qui elle-même appartenait à un autre. C’était ce double état de possession dont les tortures les enfonçaient tous deux dans une angoisse sans espoir. » (p.409)
Les lecteurs qui connaissent Thérèse Raquin reconnaîtront sans peine avec Madeleine Férat la thématique du couple adultère qui, pour vivre sa passion tranquilles, se débarrassent du mari gênant. Mais, ironiquement, le spectre du mari vient les hanter, et leur mariage à peine conclu, c’est la haine qui progressivement les dresse l’un contre l’autre, jusqu’à l’issue finale et fatale, sans doute nécessaire. Madeleine Férat diffère quelque peu car elle n’est pas coupable d’adultère, même si l’héroïne se persuade du contraire en s’étant considérée comme la « femme » de Jacques en se donnant à lui, pour finalement épouser Guillaume peu après. Il y a, dans ce récit inédit de Zola, sans doute plus de moralité que dans Thérèse Raquin, même si cette thématique est largement débattue et questionner tout du long. C’est d’ailleurs cela qui va provoquer la longue déchéance du couple Madeleine – Guillaume, pourtant profondément amoureux : des atermoiements sur la possibilité d’aimer « après », d’aimer encore. On observera donc une complexité plus grande encore dans la réflexion sur les choix que l’on peut faire en matière d’amour.
On notera enfin que le personnage de Jacques n’est pas le seul spectre à hanter nos deux protagonistes : la mort rôde, diffuse, de l’enfance de chacun jusqu’au dénouement ; les fantômes du passé se réactualisent, sans que l’on s’y attende, rappels douloureux d’une époque que l’on aimerait révolue ; enfin, le divin auréole de son aura l’amour que se portent les personnages entre eux, qu’il soit filial (Madeleine et son père), amical (Jacques et Guillaume) ou amoureux. L’amour est-il un gage de rédemption ? Le scepticisme semble être de rigueur…
« il mettait la femme sur un piédestal, en faisait une idole devant laquelle il chantait un éternel cantique de foi et d’amour » (p.130)
Une pépite zolienne à découvrir !
Madeleine Férat, Emile ZOLA, éditions LE LIVRE DE POCHE, 2023 pour la présente édition, 602 pages, 8.90€.
