A dévorer !

« Des murmures », Ashley Audrain : cette petite voix intérieure…

Xavier, le fils de Whitney et Jacob Loverly, a fait une nuit une chute dramatique depuis la fenêtre de sa chambre, située à l’étage de leur luxueuse maison. Des circonstances de ce drame, on ne saura pas grand chose, jusqu’au dénouement final.

Pourtant, pour les voisins proches des Loverly, il peut sembler étrange qu’en pleine nuit un gamin se défenestre. A-t-il pu sciemment voulu échapper à quelque chose ou à quelqu’un ? Sa mère, éplorée, s’emmure dans le mutisme le plus absolu à l’hôpital. Rebecca, sa voisine et accessoirement médecin urgentiste, n’ose poser trop de questions ; Blair, éperdument admirative de son amie Whitney, retient ses élans d’empathie, modérés par un doute, latent ; quant à Mara, la doyenne du quartier, elle craint de ne plus revoir les avions en papier que chaque jeudi elle retrouvait dans son jardin…

Il faut dire que Whitney a su imposer dans le quartier son empreinte : celle d’une femme sculpturale malgré trois grossesses, brillante et talentueuse, avant tout motivée par la réussite professionnelle. Les têtes, elle en fait tourner, et elle s’en amuse. Mais elle a laissé le vernis brillant se craqueler lorsqu’au cours d’une réception savamment mise en scène tous les invités l’ont entendue hurler contre son fils Xavier, suscitant l’effroi et la réprobation générale.

Car ce qui pèse à Whitney, c’est le poids de la maternité : ses enfants, elle les aime, mais de loin, ou de temps en temps. C’est bien pour cela qu’elle emploie Louisa à plein temps, non ? Fuir, les fuir, voilà tout ce qu’elle cherche. Alors quand Xavier quémande un peu de son attention et pèche par maladresse auprès d’elle, elle s’emporte ; quand Blair déploie envers Xavier et sa propre fille Chloé des ressources innées de bienveillance, elle pâlit, consciente des manquements dont elle est coupable. Mais pourquoi une femme devrait-elle sacrifier sa carrière pour des enfants ? Ne peut-elle tout avoir et privilégier ce qu’elle affectionne le plus, à savoir ses dossiers et ses clients ? Whitney vit la maternité comme une prison dont elle voudrait fuir…

« D’être libérée. Elle pouvait quitter les enfants. Mais ils existeraient toujours. Ils la hanteraient tels des fantômes. Le fardeau qu’ils représentaient ne disparaîtrait jamais, peu importe à quelle distance elle s’enfuirait » (p.148)

A l’inverse, Rebecca souffre d’^’être exclue de la maternité : tant de fausses-couches vécues, tant d’épreuves vécues par son couple, aujourd’hui vacillant.

Et puis il y a Mara, celle à qui le destin, funeste, a ôté l’enfant…

On l’aura compris, l’histoire personnelle de ces quatre femmes, de ces quatre voisines, est étroitement liée, et si l’on observe des alliances ou des rivalités jalousées non assumées, c’est toujours par un savant effet de miroir. Ashley Audrain confirme son talent d’écrivaine car Des murmures se lit comme un page-turner (addictif, je vous le dis !) en célébrant la complexité de la femme prise dans les (prisonnière des ?) liens du mariage et impératifs de la maternité.

« Quand a-t-elle déjà fait un choix qui ne relève que de ses besoins, de ses désirs ? Se faire passer avant sa propre famille ? Mettre leur bonheur en danger au profit du sien ? Jamais, quel qu’en ait été le coût pour elle. Elle n’a jamais été si égoïste, si téméraire, si cruelle. Elle est une mère. Elle est une épouse. Elle est une bonne personne. » (p.302)

Doutes, mensonges, obligations : chacune dit quelque chose de ce qu’est être une femme dans un couple lorsque celui-ci tend à se fissurer, ce qu’est être une mère mise à l’épreuve par la Nature ou son propre enfant. Faut-il y croire, malgré tout ? contre tous ? Ecouter les murmures que l’on devine au fond de soi et porteurs d’une vérité qui ne peut que s’imposer comme une évidence, et qui fera avancer, que ce soit en ligne droite ou en faisant un pas de côté. Dans tous les cas, les apparences confirment qu’elles ne sont que pures illusions…

« Elle s’efforce d’admirer celles qui admettent qu’elles ont fait des choix qu’elles regrettent et qui décident, haut et fort, de changer. Mais ce genre de révolte n’est pas pour elle. Elle n’imagine pas d’autre vie. Et elle ne peut pas se débarrasser de la honte de s’être trompée à ce point. » (p.24)

« Les gens sont rarement ce qu’ils semblent être. Et parfois, ce sont les bonnes personnes qui font les pires choses. » (p.291)

Ashley Audrain livre quatre riches portraits de femmes, hautement empathiques (même celui de Whitney, si si) et cultive un art du rebondissement dont personne ne sort réellement indemne, le lecteur y compris. Grande est l’émotion de découvrir le cheminement de chacune en tant qu’épouse et de mère (passée, présente ou en devenir), parce que derrière nos protagonistes se dessinent aussi en creux le poids d’un passé familial dont elles héritent et dont les mécanismes peuvent, consciemment ou, les entraver dans la construction de leur propre famille.

Que faut-il pour être une bonne mère ? Le vouloir certes, mais le pouvoir, peut-être ?

« Non, ma chérie, enfin, nous faisons semblant. C’est à ça que ressemble une vie de femme. » (p.204)

Alors, que peuvent laisser éclater les murmures ? Révélations salvatrices ou vérités dramatiques ? Laissez-vous porter par eux et profitez de cette incroyable lecture…

« les murmures – ces moments qui essaient de nous dire que quelque chose ne va pas. Le problème, c’est que certaines femmes n’écoutent pas ce que leurs propres vies s’efforcent de leur dire. Elles ne perçoivent pas les murmures jusqu’à ce que, prises de court, elles considèrent le passé avec du recul, enfin prêtes à voir la vérité en face. » (p.25)

Des murmures, Ashley AUDRAIN, traduit de l’anglais (Canada) par Julia Kerninon, éditions JC LATTES, 2024, 379 pages, 22.50€.

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