A dévorer !

« Démolition », Anna Enquist : oser créer et engendrer

Aux Pays-Bas, Alice Augustus est une compositrice de renom, qui a forgé sa popularité par un talent indéniable, une ténacité remarquable alors que de tous côtés, le temps de ses études au conservatoire, ses pairs masculins la dominaient de leur ombre jalouse.

« Elle est persuadée que lorsque l’on désire vraiment quelque chose, lorsqu’on en a vraiment besoin, on peut l’obtenir – du moment que ce désir est assez fort et qu’on a un peu de patience. » (p.15)

Un début dans la vie difficile, que l’indifférence de ses parents à son égard n’a jamais apaisé : un père absent, une mère froide et dépourvue de toute sensibilité. Aussi, lorsque, après avoir éprouvé avec passion l’apprentissage des percussions, l’occasion lui est offerte de s’inscrire au cursus de composition, c’est pour elle une évidence : elle inventera ses partitions, elle donnera corps et chair à des mélodies qui deviendront le récit de sa vie, la narration poétique de ses émotions.

Alice peut en effet puiser en elle la richesse thématique de son œuvre : ses amours, plus ou moins heureuses, en partie atypiques, mais surtout son désir d’enfant. De fait, depuis qu’elle est mariée avec Mark, le couple est confronté au difficile parcours de la PMA. Si Mark affiche un détachement certain quant à la possibilité de ne pas avoir de descendance, Alice se consume de chagrin lorsque les tentatives de fécondation se soldent, les unes après les autres, par un échec. Tout se passe comme si elle ne pouvait, au final, qu’engendrer des partitions fluides aux notes réfléchies, harmonieuses, cohérentes. Un accomplissement professionnel, une fécondité artistique au pendant personnel stérile et laborieux…

« en fait, je pense que je ne peux pas tomber enceinte tant que je travaille sur une pièce importante. Comme si je commettais une infidélité en écrivant de la musique. » (p.238°

La jeune femme de presque quarante ans, à l’acmé de sa réussite, vacille. Alors que l’Orchestre symphonique royal lui passe commande d’une composition à l’occasion du centenaire de l’orchestre, Alice se questionne : à quoi rime tout cela ? Va-t-elle toute sa vie à venir n’être fertile que de notes et d’agencements musicaux bien évidemment brillants ? Est-ce la seule postérité à laquelle sa vie est promise ? Ne laissera-t-elle derrière elle que des partitions, et pas un seul enfant dans lequel coulera son sang ? Doit-elle faire le deuil, au nom de son génie créatif, de la création de leur propre genèse familiale, à elle et à Mark ?

« Et qui serait capable de comprendre ? Tous ces efforts, toute cette douleur, pour quoi ? Pour un avenir hypothétique, une remise en cause de la sérénité actuelle. L’inaptitude à s’incliner devant cette phase de la vie, à se contenter de ce que l’on a. » (p.136)

Démolition est un récit poignant, dans lequel on perçoit toute la douleur d’une femme qui désespère devenir mère. Si les sirènes du succès l’ont un temps charmée, il n’en va plus de même depuis longtemps. Aussi, c’est souvent la tête ailleurs qu’Alice honore tel ou tel raout culturel. Parce que ses entrailles demeurent vides, désespérément vides, la jeune femme est en quête d’un sens à donner à sa vie.

« On est toujours plusieurs personnes à la fois. Elle l’est, en tout cas. » (p.68)

« Derrière les apparences, je suis tout simplement pitoyable. Pas fichue de réaliser mon souhait le plus cher. N’importe qui peut faire un enfant, même les plus débiles, même les plus inaptes. N’importe qui, sauf moi. » (p.283)

Et si cette quête consistait à relire son passé ? Aussi, Anna Enquist fait alterner les chapitres, entre le présent douloureux d’Alice et son parcours de vie passé. L’occasion pour le lecteur de s’emparer de clés, de donner à son tour une chair et une épaisseur à ce qui, de prime abord, pourrait apparaître comme une héroïne bien lisse. C’est tout le contraire : Anna Enquist offre à son personnage une densité romanesque très forte, très riche et qui, en son être, condense toutes les problématiques qu’engendre la notion de création.

« Il y a une trappe qui s’ouvre en toi, et un flot d’images, de sons, de pensées dont tu avais à peine conscience jaillit des profondeurs. C’est ton matériau. Il ne faut pas que j’en aie peur. Je ne vais pas devenir folle, ou alors je le suis déjà depuis un bout de temps. Je me prépare à composer une pièce qui est manifestement très importante pour moi. Voilà pourquoi toutes sortes de choses refoulées très loin remontent à la surface. » (p.146-147)

Le dénouement peut-il nous faire espérer un avènement ? A vous de le découvrir…


Démolition, Anna ENQUIST, traduit du néerlandais (Pays-Bas) par Emmanuelle Tardif, éditions ACTES SUD, 2024, 319 pages, 22.80€.

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