
Léonie a eu une enfance heureuse auprès de ses parents, des publicitaires, et de sa sœur Hortense. Une première partie de sa vie dans la douce quiétude d’une vie confortable, au cours de laquelle la jeune femme d’aujourd’hui dix-neuf ans s’est toujours distinguée par sa volonté d’être dans la lumière, quitte à surjouer lors de retrouvailles amicales ou familiales. Un rôle de composition pour essayer de grappiller, en particulier auprès des adultes de son entourage, considération et affection. En effet, les parents de Léonie ne sont pas démonstratifs du tout : l’amour est là, bien évidemment, mais se suggère, se dit, se montre autrement.
Alors, lorsqu’à l’adolescence Léonie commence à se rapprocher de son parrain Gilles, ami de longue date de son père, elle tend à trouver en lui un confident inespéré. Seulement, Gilles est depuis longtemps persona non grata du fait de ses errances personnelles. Les échanges, aux allusions autres que simplement affectives de plus en plus évidentes, demeurent cachés jusqu’à la majorité de Léonie.
« Du haut de ma forteresse de solitude et attirée par les relations hors du commun, j’avais toujours voulu approfondir quelque chose avec lui. Prendre un risque. Me sortir de mon ennui. » (p.25)
Bien qu’hostiles à ce rapprochement, les parents de la jeune fille ne peuvent guère s’opposer aux retrouvailles entre Léonie et Gilles. Deux heures de train plus tard, Léonie est à Lille, dans les bras de Gilles. Certes il n’est pas très beau, certes il vit dans un taudis crasseux, mais Léonie veut se donner à lui. Tant pis s’il a soixante-deux ans et que dans les rues les regards sont méfiants. A son retour à Paris, Léonie est devenue une femme ; une femme dépendante d’un homme qui entreprend d’asseoir son emprise sur elle au prix de chantages plus ou moins ignobles, de pratiques dégradantes auxquelles Léonie ne consent pourtant pas. Mais l’addiction est plus forte que tout : cet homme l’aime, elle est son « bébé » qu’il gâte, auprès de qui elle aime être, malgré tous ces signaux d’alerte qu’elle perçoit mais qu’elle refuse de voir.
« Il n’y avait plus que lui. Le reste s’effaçait progressivement jusqu’à ne plus avoir d’importance. » (p.65-66)
« De toute façon, je le maintenais : rien ne changerait cet amour immense, gigantesque, démesuré, que j’avais pour lui et qui resterait en moi pour toujours. » (p.68)
Son entourage la met en garde : Gilles est mauvais pour Léonie. Consciente de son ascendance sur elle, Léonie tient un temps tête à ses parents : le dilemme du choix entre Gilles et eux est impossible. Sans lui, elle pense ne plus rien être. Alors elle s’offre à lui, plus encore si cela est encore possible…
Il faudra du temps à Léonie et beaucoup de pages noircies pour exorciser l’emprise de cet être odieux qui n’a pas hésité à l’utiliser pour assouvir des désirs immoraux. Du temps pour comprendre que l’histoire familiale entière a été marquée par l’empreinte d’un homme aux pratiques déviantes.
Commencer son éducation amoureuse sous l’angle de l’infamie est traumatisant : Léonie livre ses paradoxes en une confession franche, l’occasion pour elle aussi de comprendre comment aimer peut se dire, s’écrire et se faire, que ce soit avec un homme ou avec ses proches. Prisonnière d’un prédateur qui a abusé de son innocence, la jeune femme avoue ses faiblesses, ses fragilités, mais livre l’espoir de sortir de l’enfer plus forte, et peut-être même plus vivante encore.
« J’ai très envie de me détacher de Gilles, d’étouffer cette dépendance étrange qui me lie à lui et que je n’explique pas. En même temps, j’ai l’impression que tout cela est impossible et que jamais je ne pourrai m’en séparer. » (p.113)
La résilience est salvatrice, mais combien de victimes d’abus par une autorité supposée les protéger ?
« Il s’est enfermé en moi à double tour, il me colle à la peau, il s’agrippe à mon corps telle une tique et refuse de lâcher prise. Il parvient à injecter dans mes veines ce venin indescriptible qui me retient chez lui. Comme si une force supérieure me l’ordonnait. Comme si c’était la seule et unique solution, sinon la mort. » (p.182)
Léontine Behaeghel livre un récit sans fard qui décrit parfaitement les mécanismes de l’emprise d’un homme d’âge mûr sur une jeune fille en quête de reconnaissance. Glaçant, et écho certain à l’actualité culturelle secouée par les abus des cinéastes sur les jeunes actrices. Si désirer la lumière c’est prendre le risque de sombrer dans des bras malveillants, quel rayon d’espoir attendre ?
Cinq petites tristesses, Léontine BEHAEGHEL, éditions ROBERT LAFFONT, 2024, 219 pages, 19€.
