
Mia est une adolescente comme tant d’autres, vive et fougueuse. Jusque-là plutôt bien dans ses baskets, elle pratique avec force et énergie tennis et course à pied. Mais lorsque son professeur de danse l’invite à perdre quelques kilos, les fissures qui peut-être déjà fendillaient l’armure de la jeune fille deviennent crevasses béantes. Mia entame un régime : l’exaltation de perdre plus, toujours plus, la galvanise, et rien n’est de trop pour contrer les méchantes calories qui se cachent, insidieusement, dans les aliments les plus anodins. La spirale infernale est lancée : Mia en reviendra-t-elle ?
« Mais le monstre est passé par là et le mouvement perpétuel dans lequel Mia s’engouffre la rend aussi libre qu’un hamster en train de galoper dans la roue fixée au socle de sa cage. » (p.97)
Bien évidemment, elle perçoit assez vite les failles qui se multiplient en elle : l’affaiblissement général, l’épuisement, l’inertie grandissante, le froid glaçant et permanent que les multiples couches de vêtements ne parviennent à réchauffer, l’incapacité à se concentrer sur une page, sur un paragraphe, sur une ligne… Peu à peu, Mia se coupe de ses proches, tant sa famille que ses amis. Seul compte le bras de fer qu’elle mène avec elle-même : contre ses désirs, ses envies, contre les tentations, si nombreuses lorsque l’on y prête seulement attention. Les repas sont une épreuve, car il s’agit de ruser pour ne pas ingérer le moindre aliment. Impuissants, démunis, ses parents ont l’idée de l’envoyer en pension : peut-être que, sous la férule d’un établissement scolaire au cadre strict, Mia ne pourra que se nourrir et eux seront en partie désengagés de leur responsabilité. Vaine illusion, tant pour les uns que pour les autres…
« Si on lui demandait de quoi elle souffre, elle répondrait : « Je souffre du vide, de l’insuffisance de la vie. » (p.192)
L’anorexie de Mia, qui lui creuse le ventre et fait saillir tous les angles de ses os, se mue progressivement en boulimie : la chasse aux calories devient sprint gargantuesque. Et Mia d’engloutir des quantités improbables d’aliments avant de les vomir, de force, en imaginant des stratagèmes improbables. Rien n’est épargné au lecteur de la violence que la protagoniste s’inflige pour sustenter le monstre en elle puis se punir, forcément, de sa faiblesse. Rarement on aura lu une telle plongée dans l’enfer de l’addiction à la nourriture et les dysfonctionnements engendrés. Lutte contre elle-même, lutte contre le monstre en elle, Mia s’épuise.
Lorsque, étudiante à Rennes, elle rencontre Adam, peut-être est-ce là pour elle l’espoir d’une rédemption incarnée en une figure amoureuse. Mais aussi faut-il pour cela accepter de baisser les armes, dévoiler l’ignominie d’un appartement jonché des emballages de tous les aliments que Mia ne jette même plus, dépassée par l’effondrement progressif qu’elle n’a plus la force de prendre, de combattre à bras le corps. Se battre contre elle-même lui demande tant d’énergie…
« Mais au plus profond de ses entrailles, son âme continue à se débattre. Qu’importe la profondeur de l’eau, Mia songe qu’elle pourrait y demeurer un peu plus longtemps. » (p.131)
Pourtant, de l’extérieur, son entourage n’y voit que du feu, comme si incarner l’anorexie-boulimie était un rôle de composition. De fait, Mia dupe son monde. Mais jusqu’à quand ? Quelles sont les limites que son esprit et son corps malades doivent atteindre pour espérer une rédemption ? Mia se voit comme une personne imparfaite : qui, ou bien quoi pour l’extirper de cet aveuglement qui aura gâché les plus belles années de sa jeunesse ?
« Elle se trouve affreuse bien qu’elle ne laisse pas indifférente. Avec son visage ovale, ses pommettes hautes et saillantes, son nez droit, ses prunelles ambre et sa peau diaphane, c’est un visage d’ange déchu au purgatoire, qui attire les regards dès qu’il entre dans une pièce. » (p.174)
Ludivine Grétéré donne voix, et quelle voix, aux maladies dévastatrices que sont l’anorexie et la boulimie. Une descente dans la psyché d’une jeune fille profondément malheureuse et impuissante à maîtriser sa propre volonté. Parce qu’elle-même a vécu l’anorexie, parce qu’elle a pu s’en sortir, l’écrivaine n’épargne aucun détail de son enfer où le mental dompte dangereusement un corps paradoxalement dépossédé. Des jeunes filles en meurent. L’autrice préfère insuffler l’espoir par un souffle poétique qui traverse tout son roman : le monstre qui est en Mia peut-il se métamorphoser, lorsque le temps de la résilience et de la guérison viendront, en une entité rédemptrice ?
« Quand on s’est enfermé à ce point dans le déni, que cette façon de vivre est intégrée dans le quotidien comme la normalité, le plus dur, pour elle, c’est de détruire la vision erronée qu’elle a de sa personnalité, et repartir à zéro. » (p.229)
Les entraves de l’anorexie et l’enchaînement de la boulimie à soi-même sont terriblement et admirablement analysés. Les mécanismes de l’emprise, autodestructrice, saillent à nos yeux de lecteurs, hélas impuissants que nous sommes à pouvoir crier à Mia et à toutes les victimes de ces maladies que la perfection n’est qu’un idéal, un miroir aux alouettes. La « parfaite imperfection », celle qui fait s’accepter et s’épanouir « malgré tout », devrait être érigée en valeur maîtresse dans notre société entièrement soumise au paraître et aux images léchées.
Imparfaite, Ludivine GRETERE, éditions FAYARD, 2024, 268 pages, 20€.
