
Charlotte Davis est une jeune fille de dix-sept ans salement amochée par la vie : son père est mort dans des circonstances tragiques ; sa mère, démissionnaire, l’a laissée livrée à elle-même. Sa meilleure amie, Ellis, lui a été enlevée pour être psychologiquement « prise en charge ». Ce qui a valu à Charlie, seule, le cœur meurtri de ces abandons successifs, de vivre dans la rue, puis dans un bouge tenu par « Frank le salopard » : une maison close clandestine dans laquelle l’homme enfermait des jeunes filles de la rue pour les déposer en pâture à des clients. L’horreur au quotidien. Son échappatoire ? Se scarifier les bras, les cuisses, et que le flot de sang soit l’étendard écarlate, douloureux, d’une possible libération. L’ombre de Dickens, réactualisée version 2.0, plane sur ce roman.
« Éliminer. Supprimer. Tout couper. Retrancher mon père. Retrancher ma mère. Retrancher Ellis. Retrancher l’homme dans le passage souterrain, retrancher Frank le Salopard, les hommes au sous-sol, les gens dans la rue qui ont trop de gens à l’intérieur d’eux-mêmes, se débarrasser de la faim, de la tristesse et de la fatigue et être personne, moche, mal aimée, se débarrasser de tout ça, devenir de plus en plus petite jusqu’à n’être plus rien. » (p.50)
Charlie est recueillie dans un centre pour des adolescentes qui, comme elle, ont été malmenées. Des maux plus ou moins visibles, des traumatismes que l’on tente de cacher. Charlotte se réfugie dans le mutisme, jusqu’à ce que son ami Mikey lui propose de le rejoindre à Tucson.
« Il y a trop de gens dans ma tête. Je m’agrippe à mon corps pour les faire sortir, pour me débarrasser de la noirceur qui se répand en moi. Je cours à l’aveugle, les fantômes m’avalent. » (p.369)
L’eldorado est de pacotille sous le soleil brûlant : Charlie n’a guère d’argent et Mikey lui propose un taudis en guise d’hébergement. Mais au moins la jeune fille peut prétendre renouer avec la vie, réconfortée par la protection bienveillante de Mikey. C’est aussi l’occasion pour elle de retrousser ses manches (sans mauvais jeu de mots, car Charlie cache soigneusement les nombreuses cicatrices qui cisaillent la peau tendre de ses avant-bras) pour faire la plonge dans un café miteux et atypique, The Grit : Julie et son frère Riley lui ont donné sa chance en lui offrant un job, faisant fi de son apparence misérable. Après tout, il demeure de bonnes âmes pétries de générosité pour tendre la main aux déshérités.
Pourtant, en saisissant la main de Riley, Charlie ne peut deviner qu’elle s’embarque dans une spirale infernale de dépendance toxique à un toxicomane alcoolique, musicien talentueux déchu et prisonnier de ses addictions. Deux âmes meurtries peuvent-elles se sauver elles-mêmes, toutes deux ?
« Je sais que tout ça n’est pas bien. Mais peut-être que, moi étant moi, c’est le mieux que je puisse faire. C’est trop tard, de toute façon : j’ai mis le doigts dans l’engrenage. » (p.276)
Charlie, si méfiante de quiconque la frôle, se prend à espérer. Le sauver lui. Se sauver elle. Être aimée, enfin, pour ce qu’elle est. Comme elle est. Telle qu’elle est. Faire confiance, enfin, et à nouveau.
Katherine Glasgow signe un roman éprouvant en contant le parcours chaotique d’une adolescente meurtrie à qui l’on demande de se débrouiller, seule ou presque, dans la vie. Entourée d’anges bienveillants, menacée de figures potentiellement infernales. L’automutilation qui fait couler de ses bras et de ses jambes des rivières de sang scelle sa souffrance sans pouvoir vraiment avoir de valeur cathartique. Et nous de souffrir avec Charlie de ces / ses entraves qui la grèvent au sol.
« Tu dois dire aux gens d’où tu viens, où tu as travaillé, ce que tu aimes faire, toutes ces conneries. Mes réponses : nulle part, nulle part, merder, me couper. » (p.132)
« Mon propre corps est mon plus grand ennemi. Il veut, il veut, il veut, et quand il n’obtient pas ce qu’il veut, il crie, crie, et je le punis. Comment peut-on vivre dans la peur de son propre corps ? » (p.215)
Si l’amour peine à être envisager comme rédempteur, il reste l’art, omniprésent dans le récit : le talent de chanteur et de musicien de Riley, la plume bouleversante de son amie Louisa et, enfin, les fusains libérateurs de Charlie. Se dire et advenir par une expression autre et personnelle, riche d’une poésie certaine, aussi sombre soit-elle. Retrouver et recoller les morceaux d’une identité fragmentée, pulvérisée, déchirée. Continuer à croire que, même au fond de l’antre la plus sombre, un rayon puisse parvenir à éclairer et faire irradier des valeurs que les personnages pensaient être perdues.
« Je suis incomplète. Je ne sais pas où sont toutes les pièces de mon moi, comment les assembler, comment les faire tenir. Ni même si j’en suis capable. » (p.384)
Girl in pieces, Kathleen GLASGOW, traduit de l’anglais (États-Unis) par Christel Gaillard-Paris, éditions ANNE CARRIERE, 441 pages, 23€.
