
Norma est une habituée de la télé-réalité. Lumineuse, vive, fougueuse, la jeune Marseillaise n’a pas sa langue dans sa poche ni son pareil pour ferrer l’audimat. Une première émission lance sa popularité ; une seconde, à Miami, l’adoube douloureusement. Certes, elle obtient au prix de la honte plus de deux millions d’abonnés sur Instagram, mais nul doute que le prix à payer pour la célébrité soit élevé.
Andy Corp, une agence française sise à Dubaï, repère le potentiel de la starlette et la convie aux Émirats Arabes Unis pour la lancer non plus comme candidate de téléréalité, mais comme influenceuse. Norma peine à réaliser l’incroyable opportunité qui lui est offerte : contre quelques placements de produits imposés et réguliers, Norma peut espérer vivre une vie de luxe et d’oisiveté, bichonnée par la patronne en personne. Comment refuser une pareille invitation ?
« L’eldorado promu par l’entreprise et pas Andy, sa directrice, était considéré comme le Graal depuis quelques années déjà auprès des candidats de téléréalité qui peuplaient la ville de la démesure. » (p.19)
La jeune femme pense vivre un rêve éveillé. Mais lorsque le vent tourne pour la société, malmené par la législation française en vigueur, les jeunes pouliches d’Andy Corp sont les premières à être sacrifiées sur l’autel du dieu Argent. Et l’influenceuse en herbe d’être progressivement manipulée et instrumentalisée au service des riches personnalités arabes de Dubaï. Déchéance, humiliation, asservissement : Norma comprend que les filets de l’agence la retiennent pieds et poings liés, sans possibilité de lui échapper. Et les pages les plus terribles, les plus sordides du roman de nous hanter pendant longtemps…
« Ce n’était pas du proxénétisme mais du relationnel, elle n’avait fait que mettre en contact des hommes en manque de compagnie et des femmes avides de remplir leur compte en banque. C’était d’ailleurs elles les fautives, elles auraient pu ne pas rentrer dans le jeu, refuser dès le début. Mais ces jeunes nanas étaient vénales, elles ne connaissaient rien à la valeur du travail et espéraient voler en jet privé à la sueur de rien du tout. » (p.217)
Alice, sa meilleure amie restée en France, s’inquiète de ne pas avoir de nouvelles de Norma. Certes, elle avait manifesté sa réserve quant à l’aventure dubaïote qui faisait briller ses yeux de Norma. Mais ce silence sur les réseaux est inexplicable : un influenceur sait que toute pause digitale peut lui être fatale.
« Une disparition 2.0 est souvent choisie, mais l’intuition conduit Alice droit dans l’œil du cyclone. » (p.15)
Alors, qu’est-il arrivé à Norma ? Alice décide de faire ses valises : un mirage d’illusions l’attend, et un envers du décor plus sordide que glorieux de s’étendre.
« ces femmes se jettent dans une relation de dépendance avec une agence aux pratiques plus que limites » (p.179)
Emma Férey signe un roman haletant de par l’enjeu narratif de l’enquête d’Alice pour trouver trace de son amie. Mais c’est avant tout un récit qui relève du documentaire : ainsi, le lecteur plonge dans le monde de la télé-réalité et comprend les enjeux que portent ces candidats devenus influenceurs à l’autre bout du monde. Une enquête sociologique qui révèle les sombres ressorts de ce monde médiatique, miroir aux alouettes et véritable piège tentaculaire dans lequel rien n’est laissé au hasard : manipulation, mise en scène… rien n’est épargné à toute cette jeunesse avide de célébrité, prête à se renier pour succomber aux sirènes du succès. Quel prix tragique à payer, et quels sacrifices souvent inutiles…
« Elle constatait parfois le vaste foutage de gueule de son métier et vendait de son mieux tout en priant très fort pour que les adolescentes ne tombent pas dans le panneau. » (p.112)
Une chose est sûre : vous ne tomberez plus sur une émission de télé-réalité ou un post d’influenceur sans la / le regarder d’un œil nouveau et, disons-le franchement, écœuré.
Merci Emma Férey pour cet anti-manuel de la célébrité : édifiant et saisissant.
Emirage, Emma FEREY, éditions ALBIN MICHEL, 2024, 301 pages, 19.90€.
