A dévorer !

« Le goût de la trahison », Stéphanie Chaillou : amère amitié

Marc Dumont vit une existence paisible, ancrée dans des habitudes sécurisantes, aux enchaînements aussi bien huilés que rythmés : la semaine à l’entreprise de ciment nazérienne ; le week-end à Noirmoutier, dans la maison de famille héritée de son père. Ces deux jours-là, parenthèse bénie et échappatoire bienfaisante, les membres de la famille Dumont alternent entre activités solitaires et moments partagés : le tennis du samedi matin, le poisson et les fruits de mer du samedi soir, le marché du dimanche. Et des déambulations dans l’île, dans ses différents villages, au gré des envies, au gré des marées. Une douceur et une simplicité de vivre pour seule philosophie, décrites à travers les petits riens d’un quotidien rassurant et réconfortant.

Lorsque Paul Delacroix intègre l’entreprise de Marc, ce dernier n’en fait pas grand cas. Mais lorsqu’il découvre que le nouveau venu fréquente le même club de tennis que lui à Noirmoutier, son intérêt s’éveille. Il faut dire que Paul Delacroix en impose : beau, sûr de lui, charismatique, brillant. C’est simple : quand lui parle, tout le monde se tait peu à peu pour mieux l’écouter lui. Une affaire de séduction involontaire ? Peut-être… ou pas.

Toujours est-il que Marc et Paul se jugent, se jaugent. Un verre partagé au bar du club, puis un apéritif entre les deux familles… Les dîners suivront, signes d’un adoubement inconscient des Delacroix, couple très aisé de l’île, de la famille Dumont. La méfiance initiale s’envole très rapidement et l’amitié entre les deux hommes se métamorphose peu à peu en fusion : le week-end complet devient affaire de retrouvailles masculines. Hélène sent que Marc s’éloigne d’elle, littéralement aimanté par son nouvel ami. Mais elle, pétrie d’une sensibilité toute littéraire, perçoit l’inégalité de la relation : Paul domine, Marc suit. Ses avis sont lissés sur ceux de Paul, sa manière de vivre se teinte de nouvelles habitudes, pas forcément naturelles de prime abord. Marc se mentirait-il à lui-même ?

« Une telle complicité. Il n’avait jamais éprouvé cela auparavant. Avec Paul, l’entente était immédiate. Ils n’avaient pas besoin de s’ajuster. Pas besoin de se mettre d’accord. Discuter. Les choses se faisaient naturellement. […] Une fluidité mystérieuse dont il ignorait la cause. Car ils ne se ressemblaient pas. Ils ne venaient pas du tout du même milieu. Ils n’avaient pas eu la même vie. » (p.59)

Les mises en garde d’Hélène font hurler Marc, tel un adolescent que l’on blâme pour le choix douteux de ses relations. Après tout, que pourrait-on reprocher à Paul ? N’est-il pas parfait ? Alors, plutôt reprocher à Marc son asservissement ? son avilissement inconscient ? Pourquoi et pour quoi cette dépendance ?

« Son mari ne voyait plus le monde que par les yeux de ce nouvel ami. » (p.80)

Et le duo amical d’avancer de concert sur les chemins de l’île noirmoutrine. Jusqu’au point de non retour.

Stéphanie Chaillou sonde les méandres de l’amitié masculine avec une grande acuité, et suggère toute la sensibilité des hommes dans les relations qu’ils peuvent nourrir, même entre pairs. Une humilité dont Marc va s’avérer être la victime, bien malgré lui. Elle signe des portraits qui, en quelques esquisses bien senties, font pressentir les ressorts dramatiques possibles à venir.

En toile de fond, Saint Nazaire l’oubliée, trop souvent reléguée à sa fonction ouvrière, sublimée ici à travers les vitres de l’appartement des Dumont la nuit. Et puis, Noirmoutier, magnifiée à travers la description de ses lieux iconiques mais aussi de ses chemins de traverse que seuls les locaux ont le privilège de connaître. La prolétaire et l’élégante : deux ancrages spatiaux signifiants pour suggérer le déterminisme qui semble, par des détails subtils, serpenter à travers tout le récit.

Roman social et roman sur l’amitié, Le goût de la trahison s’ancre dans une certaine tradition naturaliste éprouvée, mais résolument convaincante et réussie.


Le goût de la trahison, Stéphanie CHAILLOU, éditions NOIR SUR BLANC, 2024, 184 pages, 20.50€.

2 réflexions au sujet de “« Le goût de la trahison », Stéphanie Chaillou : amère amitié”

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