Paul désespère : bon petit mouton de la société française, il œuvre chaque jour ouvré à déployer son zèle besogneux dans les allées d’une enseigne de supermarchés parisiens. Sauf que ça ne paye pas et que l’on se paye sa tête à lui, en l’accusant injustement d’un délit qu’il n’a pas commis.
« Paul, pour sa part, avait dpu se débrouiller seul ; c’est d’ailleurs pour cette raison même qu’il avait toujours fait passer le travail avant la détente, les efforts avant les divertissements. C’était la double peine que supportaient tous les pauvres de sa catégorie. » (p.33)

Ne pouvant prétexter aux aides diverses (« pas assez de… », « trop de… », « pas encore… », « déjà… »), Paul en vient à l’idée de vendre sur le marché sa seule ressource « viable » : son corps. Après tout, il est plutôt bien fait de sa personne, s’entretient, et sa physionomie presque androgyne ne peut que ratisser un spectre de clients plus large. C’est alors chose faite : Paul franchit le pas. Son corps sera l’objet d’un consumérisme sexuel dont, en peu de temps, il va découvrir les us et coutumes, les codes et les dangers.
« Il lui fallait donc tout faire pour que cet ultime actif dont il disposait – son cul – devienne une denrée chère et convoitée. C’était ça ou crever dans la misère. » (p.29)
Nous suivons ainsi les quelques mois de la vie d’escort de Paul. Autrement dit, un prostitué. Mais le marché du sexe déborde sur la toile, et il comprend l’enjeu de s’emparer des promesses financières que le digital peut offrir, à condition de bien maîtriser les exigences inhérentes à un public friand de plus, toujours plus, d’exclusivité(s). Paul dépasse allègrement ses limites : tout est bon pour réussir et se venger de la modestie de la classe sociale dans laquelle on a voulu l’étouffer. Qu’on se le dise : Paul réussira.
C’est ainsi que le personnage de Paul peut apparaître comme un Rastignac des temps ultra-modernes : prêt à tout pour réussir, à renier sa sexualité initiale (l’hétérosexualité), à ne pas ménager sa peine ni ses efforts pour enfin devenir quelqu’un, ou du moins s’offrir son appartement à lui, en plein cœur de Paris. Matérialiste notre protagoniste ? Pas plus que tous les influenceurs lambda qui s’offrent vêtements de luxe et autres villas à Dubaï. Mais ce que pointe et dénonce Tom Connan, c’est la difficulté à faire reconnaître la légitimité de ces travailleurs du sexe : malgré de très bonnes rentrées d’argent, on les soupçonne, les suspecte, et tout est prétexte à mieux refuser une demande de prêt. Paradoxalement, le roman dévoile l’appétit insoupçonné de centaines, de milliers de consommateurs, passifs ou actifs, pour la pornographie. Par conséquent, l’économie souterraine sexuelle (le fameux « capital rose ») est riche (de clients souvent appauvris en matière de sexualité, d’affection et de fantasmes) mais reste sujet de controverse. Reste tout simplement taboue.
« Il avait compris qu’il n’y avait de toute façon rien d’autre dans la vie que les plaisirs, au premier rang desquels se trouvait, triomphalement, le sexe. » (p.164)
Le propos du récit est donc fort : d’une écriture chirurgicale (certaines scènes sont objectivement trash, mais sans être pornographiques, Tom Connan propose une réflexion sur le consumérisme sexuel, à travers revendications (légitimer et légaliser le statut des travailleurs du sexe) et dénonciation (de leur assujettissement, du mépris dont ils sont victimes).
« En ce sens, Paul voyait son activité comme une forme de résistance primaire dans un contexte de lutte des classes, et considérait dès lors que ceux qui voulaient bannir la prostitution étaient des ennemis des pauvres – et partant, des alliés des dominants. » (p.84)
Quand le capital rose est vu du côté masculin, c’est non seulement inédit mais aussi intéressant. Au final, ce roman peut vraiment se lire comme un véritable manifeste.
Capital rose, Tom CONNAN, éditions ALBIN MICHEL, 2024, 214 pages, 19.90€.
