
Estela a décidé de venir à Santiago, en Amérique du Sud, afin d’y trouver du travail. Son objectif : gagner de l’argent pour que sa mère puisse vivre décemment et moins s’épuiser à la tâche dans sa province natale.
La jeune femme est embauchée par Mara Lopez et Don Juan Cristobal Jensen, un couple plutôt taiseux et discret, consacrant leur vie à leur profession de notables : avocate pour elle et médecin pour lui. Une petite fille naît bientôt, et Estela va vivre sept années auprès d’elle, afin que le drame n’arrive : Julia, la prunelle chérie de ses parents, l’enfant gâtée et capricieuse, la fillette chétive au regard désespérée, meurt. Accident ? Suicide maquillé en meurtre ? Dès le début du récit, assumé par la voix narrative d’Estela, il nous est permis de douter, notamment de sa culpabilité. En effet, tout du long, elle s’adresse à un « vous », à l’abri derrière une vitre opaque, un miroir sans tain : longue confession, truffée de digressions, qui narre un quotidien mécanique, solitaire, révélant la dépossession quasi-complète de son humanité au service de ses patrons.
« C’est étrange comme se produisent certains malheurs. Parfois ils arrivent très rapidement, sans qu’on puisse intervenir. Mais ça n’a pas été le cas. » (p.161)
Plus que consciente du fossé social entre Monsieur, Madame et elle-même, Estela assume sans broncher : pourquoi se révolterait-elle contre un déterminisme dont elle est un rouage ? Pourtant, ce n’est pas l’envie qui lui manque, lorsqu’elle doit subir les affronts de Mara ou les méchancetés de Julia. Le mépris se glisse dans d’infimes détails, mais leur puissance de signification est démultipliée.
La domestique a-t-elle pu tuer Julia pour se venger, dans un acte désespéré et ultime qui renverserait les sept années de labeur muet ? L’asservissement et l’avilissement des minorités dont tant de familles aisées jouissent et profitent en Amérique du Sud sont clairement montrés du doigt.
« Je me demande parfois ce que j’aurais dit si j’avais parlé, et si cela aurait alors évité la tragédie. Vous devez sûrement penser que oui. Vous devez être le genre de gens qui font confiance aux mots. Vous croyez qu’il vaut mieux se défouler et s’asseoir pour discuter des divergences : divergences entre syndicat et direction, entre domestiques et patrons, entre cette fillette et moi. » (p.198)
Notre cœur de lecteur se serre lorsque Estela narre ses échappées à elle : les coups de fil à sa mère, qui lui conte la mer et la Nature ; le réconfort de Yany, la chienne errante, auprès d’elle. Mais le destin, funeste, la prive de l’une puis l’autre : à quoi se raccrocher pour vivre ? Et l’envie de sombrer en dehors de la réalité, la fuir, s’en extirper, s’offrir le dédoublement salvateur qui définitivement la maintiendrait dans l’ombre, celle-ci cette fois-ci protectrice…
« J’ignorais que tout allait se précipiter, que la vie est paisible pendant de longues années puis se venge en quelques jours. » (p.214)
On a avec ce fabuleux roman chilien un lien thématique et littéraire fort pertinent avec Chanson douce, de Leïla Slimani. Le livre se dévore, et permet d’offrir une voix à ceux que l’on prive de la possibilité de s’exprimer.
Propre, Alia TRABUCCO ZERAN, traduit de l’espagnol (Chili) par Anne Plantagenet, éditions ROBERT LAFFONT, 271 pages, 20.90€.
