
Marie Couston est, à trente-deux ans, dans ce que l’on pourrait qualifier une situation précaire : contractuelle dans un établissement cossu catholique parisien, célibataire, elle peine à joindre les deux bouts. Son alternative, qu’elle considère comme peu avouable mais bien pratique : écrire sous couvert d’un pseudonyme des romances pour les éditions Sensuelle. Des textes au scénario lissé par des clichés et des archétypes tous plus mièvres les uns que les autres, mais qui vont le bonheur d’un lectorat de plus en plus étendu. Le « cucul », terminologie assumée par notre héroïne, fait vendre. Alors allons-y dans la mièvrerie…
Lorsque son éditrice lui impose, parce qu’il faut s’aligner avec la concurrence, de bifurquer vers la dark-romance, Marie s’étouffe : elle, féministe en diable, imaginer un récit dans lequel l’héroïne, forcément faible et fragile, prend plaisir à plier – parfois violemment – sous un mâle dominant ? Plutôt mourir… ou presque. Car la jeune femme n’a guère le choix, si elle veut joindre les deux bouts. Et les éditions ont sous le coude bien d’autres plumes pour endosser le pseudonyme qu’elle laisserait vacant.
Contrainte et forcée, Marie s’exécute : son personnage emblématique, James Cooper, incarnera la dark-romance aux côtés de la douce et lisse Beverley…
Mais alors que, un soir plus enivré qu’un autre, Marie fait rageusement mourir son personnage au bout de trois chapitres, elle se réveille le lendemain avec, sur son canapé, James Cooper en chair et en os. Mirage ? Illusion ? Que nenni : autour d’elle, tout le monde laisse tomber sa mâchoire devant tant de beauté et de charisme. Son être de papier s’est bel et bien incarné, miracle de… la fiction ? Si la situation peut paraître improbable, tous les éléments du texte nous la rendent au final crédible.
Cependant, cohabiter avec un être tout en hyperboles (exagérément beau – riche – talentueux…) n’est pas de tout repos : l’acclimatation est rude.
Si au début Marie boude James à coups de saillies ironiques, elle prend progressivement conscience que son personnage peut potentiellement effacer tous les mauvais plans amoureux qu’elle a jusque-là cumulés. Et qu’un bellâtre de papier peut aussi révéler une humanité inattendue… Inversion du mythe de Pygmalion et de Galatée, le roman de Camille Emmanuelle célèbre la création artistique en questionnant la frontière entre le réel et la fiction.
Cucul déjoue les clichés du genre et rend une certaine « noblesse » à ce que nombre de littéraires considéreraient comme un sous-genre. En effet, le roman propose nombre de réflexions sur le lectorat féminin avide de ces textes en invitant le lecteur à réfléchir à l’enjeu du contenu proposé, à ne pas condamner d’emblée les stéréotypes que certains fustigent. Qui se cachent derrière ces clichés ? Que cachent ces images toutes faites ?
A la fois délicieusement léger, libéré et critique, ce roman est une petite pépite qui déconstruit autant qu’il célèbre le droit à la légèreté décomplexée en matière de lecture. Pourvu qu’on lise, n’est-ce pas l’essentiel ? A nous de ravaler, comme Marie, notre orgueil littéraire pseudo-bien pensant…
Cucul, Camille EMMANUELLE, éditions du SEUIL, collection VERSO, 2024, 251 pages, 19.50€.
