
Margo est, ou plutôt était, une étudiante en lettres. Plutôt brillante et discrète. Sa relation de quelques semaines avec son professeur de littérature, Mark, scelle son destin de la plus inattendue des façons : Margo tombe enceinte et, malgré l’avis négatif de ses proches, décide de garder le bébé.
Pourtant, l’histoire de sa famille aurait pu lui donner un aperçu de sa vie à venir : sa mère a eu Margo d’une relation illégitime avec Jinx, un catcheur renommé et père d’une famille nombreuse. Toute sa vie durant, elle a cultivé son amour pour cet amant de passage, absent et distant pour sa fille Margo.
Mais la jeune femme assume son choix : elle aura son bébé, qu’importe les conséquences et les difficultés. Or, ces dernières sont nombreuses, celle de premier ordre étant financière : comment subvenir aux besoins (nombreux) d’un nourrisson ? La perspective d’être vendeuse dans un magasin ou en restauration donne à Margo des boutons ; s’enfermer toute la journée durant dans un bureau lui file la nausée…
Le hasard des échanges avec les uns et les autres (ou en tout cas les quelques fidèles qui lui restent malgré ses nouvelles responsabilités de maman) lui fait envisager la possibilité de vendre ses charmes de la plus originale des façons sur le site pour adultes « OnlyFans ». Si ses débuts sont balbutiants du fait de sa réserve naturelle à ne pas tomber dans la pornographie, Margo saisit rapidement les enjeux à maîtriser pour gagner rapidement de l’argent.
« Ce compte était-il une idée stupide ou devait-elle continuer ? Elle l’ignorait encore. » (p.110)
La machine se complique lorsque la mère de Margo, Mark et sa propre mère découvrent l’activité de Margo : c’est un tollé, et les uns et les autres en viennent à fomenter des démarches juridiques pour priver Margo de son bébé. Or, la jeune femme dissocie parfaitement ses deux rôles : elle est une maman prévenante, aimante et dévouée pour son enfant ; ce qu’elle poste sur OnlyFans est un pur rôle de composition, un fantasme incarné. Et donc loin de la réalité.
Sauf que les frontières se brouillent tout du long du roman entre vérité et mensonge, réalité et illusion, et l’astuce narrative redoutable de Rufi Thorpe est de proposer un récit qui mélange les deux points de vue d’un seul personnage, Margo : tantôt le récit est assumé à la 3ème personne, dans une entreprise de distanciation évidente, tantôt Margo s’exprime à la 1ère personne, incarnant alors ses combats et ses choix. Sans pour autant (se) mentir ? Pas sûr…
« Il est vrai qu’écrire à la troisième personne m’aide beaucoup. Il est tellement plus facile d’avoir de la compassion pour la Margo de l’époque que d’essayer d’expliquer comment et pourquoi j’ai fait tout ça. » (p.19)
Ce roman insolite est à découvrir pour deux raisons : en premier lieu, cette inventivité narrative futée de l’alternance des points de vue, nous amenant à réfléchir à l’enjeu des perspectives de fiction selon la manière dont elles sont racontées ; en second lieu, Rufi Thorpe démontre que derrière le business du sexe se cachent parfois des femmes dans le besoin, pas forcément moralement condamnables, mais que la société tend à honnir au nom de la bienséance et de la bien-pensance, L’écrivaine démontre une humanité envers celles et ceux que l’on tend à mépriser.
« Et si Margo était secrètement pourrie à l’intérieur ? Et si elle ne se sentait pas mal d’être sur OnlyFans parce que c’était mal, mais parce qu’elle était si mauvaise qu’elle était désormais incapable de déceler tout ce qui n’allait pas avec ça ? » (p.221)
Un roman résolument littéraire et pleinement ancré dans les paradoxes de notre société.
« En revanche, elle était forte. Et déterminée. Si elle avait appris quelque chose, c’est que la force et la détermination n’étaient pas rien. » (p.312)
Margo a des problèmes d’argent, Rufi THORPE, traduit de l’anglais par Élisabeth Luc, éditions LE SOIR VENU, 2025, 407 pages, 22.95€.
