
Aimer à en crever, ou du moins à se damner : il semblerait que ce soit le sacerdoce (ou le sacrifice) de la narratrice de ce roman dont on sait bien peu de choses, sinon qu’elle est une jeune femme de couleur qui vit à Londres, travaille au lance-pierre selon les missions que l’on lui donne et que son quotidien avec son copain est quelque peu insipide.
Son échappatoire, que l’on pourrait plutôt qualifier au-fur-et-à-mesure du roman d’enchaînement conscient, elle le trouve dans les quelques rendez-vous que son amant, « l’homme avec qui [elle] veu[t] être », veut bien lui accorder, lui l’homme marié qui multiplie les liaisons et assume sa complexité éhontée d’homme à femmes.
« Ses soudains éclats d’attention me rendent la vie ou me tuent. Il est comme ça avec nous toutes. Il est un vide et il n’y a pas moyen de le combler. » (p.30)
« il obtient une femme complète à partir d’une multitude, et moi je supporte ça parce qu’un petit bout de lui c’est mieux que rien du tout. » (p.204)
Notre narratrice prend tout ce qu’il lui donne, et c’est au final bien peu. Alors, erreur de stratégie irrémédiable, elle le supplie, quémande : des preuves de son amour, sa rupture avec sa femme, un prochain rendez-vous…
Lui, l’homme charismatique connu de tout un milieu, ne masque pas son indifférence : sauf que lui n’a rien à demander, notre protagoniste lui donne tout, par dévotion absolue. A se rendre trop disponible, le désir en conséquence fuit…
« Comment peut-il remplir ma vie entière, moi qui ne suis qu’une parcelle de la sienne. » (p.145)
La narratrice pourrait se contenter de ces quelques miettes de tendresse, mais elle sait que dans son ombre se cache une autre maîtresse, hautement plus désirable sans doute parce que blanche de peau, parce que bien née et parce que la réussite est évidente pour ce genre de personne. Alors, cette jeune femme devient « la femme qui m’obsède » : la rivale d’une figure amoureuse (que l’on ne peut même pas qualifier de triangulaire tant les lignes se multiplient) où elle trône, impériale car sûre de son bon droit à tenir le bras de « l’homme avec qui [elle] veu[t] être ». Notre narratrice, subjuguée par l’éclat de cette concurrente redoutable, s’immisce dans sa vie par le biais des réseaux sociaux, formidable manne d’informations pour qui veut bien risquer l’écœurement d’une myriade de posts quotidiens mettant savamment en scène l’art du bon goût (ne se comptant plus en dollars) et l’évidence de la perfection.
« Elle démarre la course en tête et se voit gratifiée d’atouts supplémentaires pour courir à jamais hors de ma ligne à moi. » (p.253)
Ainsi, la narratrice se gave littéralement de ces pièces d’un puzzle mondain aux mille morceaux qui semblent pouvoir lui faire approcher « la femme qui m’obsède » : vaine illusion réelle et continuelle torture.
Doublement fanatique, d’un homme insaisissable ainsi que d’une jeune femme intouchable et inimitable, notre héroïne s’oublie, se perd. Sa vie est une quête (perdue) pour conquérir ce qui se refuse à elle, aussi sciemment que cruellement. Quelles sont les limites de la dépossession et du reniement de sa propre identité au nom de la fascination affective ?
« Elle est plus importante que moi, et je n’ai pas fait de réelle impression sur lui. » (p.21)
Portrait d’une jeune femme consciente de faire trop (et d’en faire trop), le premier roman de Sheena Patel interpelle par sa critique aiguë des rapports de force entre classes sociales, entre communautés et entre sexes. Le récit est ponctué de fulgurances qui questionnent violemment l’enjeu de la suprématie, qu’importe les domaines d’action : à quel prix / au prix de quoi (ou de qui) s’érige-t-on comme référence ?
Chronique d’un aveuglement conscient et douloureux ; amour malsain et malmené ; déni et évidences ; morcellement et incomplétude.
Je suis fan, traduit de l’anglais par Marie Darrieussecq, Sheena PATEL, éditions GALLIMARD, 2025, 261 pages, 22€50.
