A dévorer !

« Des gens comme il faut », Florence Chataigner : (in-)convenances

Fleur vient d’enterrer son père, le fantasque Jean, renommé par ses propres soins de « comte de Cannelier ». Toute sa vie durant, ce bourgeois désargenté a mené grand train pour faire étinceler un vernis tout ce qu’il y a de plus aristocratique… et mieux choquer la bienséance par un franc-parler bien souvent dérangeant et déplacé. Un homme de paradoxes, dont la vie sentimentale a été l’exemple le plus frappant.

Attiré par les hommes depuis l’adolescence, vouant un culte à sa mère, la belle Hélène, c’est en la personne d’une modeste coiffeuse à l’époustouflante beauté, Madeleine, que Jean peut espérer tromper ses affinités (s-)électives en brandissant à son bras cette femme-trophée qui ne peut que faire taire les mauvaises langues qui médiraient de la moralité de l’homme. Jean ferme les yeux sur les origines modestes de sa femme, sur son manque de culture, tant que son épouse lui accorde le voile trompeur de la « normalité ».

« Chacun porte un poids trop lourd pour lui seul et pourtant ils continuent de traverser l’existence en se reposant l’un sur l’autre. Au fond, Jean ne peut aider personne, il vit une mascarade, la vie d’un autre. » (p.98)

Cependant, l’alchimie physique demeure bien évidemment absente, et la grande sœur de Fleur, Nine, nait quasiment mystérieusement de rares étreintes. Cela suffit – provisoirement – à Madeleine pour tromper sa solitude affective ; la quête charnelle se fera autrement. A-t-elle vraiment le choix, alors que Jean multiplie les provocations en clamant son appétit pour les éphèbes de sa région parisienne ou de Guéthary, villégiature annuelle bon chic bon genre de la famille Cannelier depuis des décennies ?

Alors que Fleur met à jour, au fin fond de sa cave parisienne, les nombreuses boîtes remplies d’archives familiales, photographies et lettres de Jean, une certaine démystification familiale peut s’enclencher : derrière les sourires de façade de Madeleine, qui pour voir le hurlement silencieux de ses yeux ? A travers une main déposée sur une épaule, quelle relation autre que conjugale deviner ?

« Je rejoins cent ans de souvenirs entassés dans des boîtes à chaussures, la mémoire de toute une lignée. Je pourrais sans doute trier leur contenu jusqu’à la fin de mes jours. Enterrée vivante avec mes boîtes de souvenirs. Est-ce la situation que je recherche, par compassion pour le défunt ? Prendre le relais de sa souffrance ? Soigner le mal par la poussière ? » (p.23)

Bâtie sur des fondations incertaines, voire carrément pourries (la généalogie de chacun est riche de drames ayant érigé des carcans évidents dans la construction de l’un et de l’autre), l’union de Jean et de Madeleine doit-elle engendrer des fruits eux-mêmes destinés à se flétrir avant l’heure ? Quel héritage contraint retombe sur les bras de Fleur et de Nine ?

« Je ne divague pas complètement, ma sœur aînée et moi avons poussé dans la vase avec peu de lumière autour. » (p.13)

Si la descente quotidienne de Fleur à la cave est une plongée dans les méandres d’une genèse familiale trouble et troublée, c’est aussi une mise à jour de valeurs enfouies par les drames de la vie, subis plutôt que provoqués. Asphyxie probable ou bouffée régénératrice de racines retrouvées ? A travers ce magnifique récit, à la plume élégante, Florence Chataignier célèbre, aussi tordues soient-elles, les ramifications familiales : qu’elles soient faites de bois pourri ou d’une sève florissante, elles sont la partie d’un tout, héritage souvent encombrant, régulièrement dysfonctionnel, mais fondamentalement constitutif.

« Le « fond des choses secrètes » cachées tout au fond des coffres ne mène qu’à d’infinies souffrances. » (p.242)

Un roman qui donne envie d’ouvrir les albums photos poussiéreux oubliés et de reconsidérer l’individu qui se cache derrière chaque aïeul, tant le récit fait l’apologie d’une humanité certes mise à mal, mais résolument présente. Relire son passé à la lumière du présent, reconsidérer le temps pour questionner son chemin de vie : un texte riche de passionnantes thématiques…


Des gens comme il faut, Florence CHATAIGNIER, éditions POCKET, 2025, 252 pages, 8.40€.

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