
Anne aspire à être une écrivaine reconnue. Une autrice qui enfin obtiendra l’écho qu’elle mérite pour le talent, évident mais ignoré, dont elle dispose. La célébrité de son ex-mari, écrivain adulé par nombre de lecteurs et auréolé de prestigieux prix, la renvoie à son propre échec. En d’autres termes, Anne est sur la touche.
Des idées, elle en a bien, mais elle peine à noircir une page d’ordinateur résolument virginale. Alors, puisqu’il faut bien faire bouillir la marmite et sustenter l’ogre bancaire, Anne vivote en tant que ghost-writter : sa maison d’édition lui confie la mise en mots de témoignages et autres textes de quidams plus ou moins connus. Mais là est le problème : cette activité purement alimentaire la cantonne à ce rôle de fantôme de la littérature. Elle n’existe pas : les mots penchés sur la feuille sont certes les siens, mais sa voix propre est muselée.
« Autour de moi, nul n’envisageait la littérature autrement que comme une grande galère dans laquelle se fourrer. J’avais eu, sans l’aide de personne, cette idée saugrenue d’exercer ce métier stupide. Écrivaine. Une vocation, une conquête, un statut, un délice et une malédiction tout à la fois. Une expérience immersive dans la soif inextinguible de reconnaissance dissimulée derrière la passion des mots. » (p.19)
Anne est donc tiraillée entre ses aspirations d’envol chaque jour remises au lendemain, le spleen de l’inspiration étant éclusé dans les bouteilles d’alcool qui s’amoncellent dans sa poubelle, et le fait d’être grevée par des contraintes alimentaires qui la ligotent au bon vouloir des contrats qu’on lui propose, aux thématiques dont bien souvent elle ignore tout. Artiste littéraire VS artisane du verbe : coup d’envoi du match identitaire d’Anne.
« J’avais réussi à ériger ma médiocrité au rang de compétence. » (p.38)
L’occasion de briller (aux yeux du lectorat français / de la critique parisienne / de son banquier / de son ex-mari /et plus encore de son fils de six ans) lui est peut-être donnée lorsque son éditeur lui demande d’écrire une biographie inédite sur Kilian Mbappé. Anne ne connaît rien au foot, mais entreprend vaillamment une enquête anthropologique de l’archétype du champion au ballon rond sur les terres mêmes de l’illustre joueur, à Bondy.
« Et tandis que l’alcool dissolvait mes dernières résistances, je sus que ma décision était prise. Moi aussi, j’allais devenir quelqu’un : la biographe de Kylian Mbappé. » (p.79)
« Il y avait eu Romain Gary en Afrique, Joseph Kessel à Londres, il y aurait moi à Bondy. » (p.150)
Cependant, il lui est bien difficile de compiler la matière tant espérée pour nourrir la commande littéraire : ne s’offre à elle qu’un quotidien tranquille et sans relief de banlieue comme il en existe partout ailleurs. A quoi tient donc le succès ?
A travers cette mission, Anne sonde son propre rapport à l’écriture : narrer la vie de Kilian Mbappé, donner voix à un mental d’acier qui a érigé le joueur au physique de fer en figure populaire héroïque, grâce à un cœur d’or (la métaphore filée n’est pas de moi, je l’emprunte à Mme Akrich). Finalement, n’y a-t-il pas une stratégie commune entre le jeu footballistique et l’écriture romanesque ? Rarement un récit aura proposé un tel rapprochement entre deux univers quasi-antinomiques. Et pourtant, ça « matche » : Anne drible avec ses démons, érige une défense certes défaillante mais ose tout de même attaquer. Hors de question de rester sur le banc de touche pour ne pas décevoir son fan ultime : son fils. Le but sera-t-il atteint ? Kylian étant une mise en abyme du roman dans le roman, la réponse est affirmative. Le récit d’Anne (personnage de roman) s’écrit au-fur-et-à mesure qu’Anne (l’écrivaine) tisse son propre fil narratif. C’est brillant, sans temps mort, remarquablement bien écrit (les jeux de mots et autres saillies sont mordantes à souhait) : l’intelligence du je / jeu dans toute la beauté d’une passe (littéraire) décisive.
« Un rêve éveillé offrant l’apparence de l’autobiographie et les potentialités du roman. La transsubstantiation esthétique suprême ! » (p.178)
Bref : joue-la comme Kylian.
Kylian, Anne AKRICH, éditions GALLIMARD, 2025, 191 pages, 20€.
