A dévorer !

« Ils appellent ça l’amour », Chloé Delaume : exorcisme sororal

Quel roman saisissant et nécessaire que ce nouveau récit de la talentueuse et prolifique Chloé Delaume. Encore plus lorsque l’on sait que nombre de ses textes relèvent de l’autofiction… L’écriture pour thérapie, l’écriture comme exutoire, l’écriture pour mettre au pilori.

Clotilde part en week-end dans une ville de province avec ses « sœurs », quatre très bonnes amies rencontrées il y a quelques années de cela, toutes liées par une affection sans borne et une croyance en des déesses féminines combattives chevillée au corps. La destination ayant été tenue secrète, Clotilde se décompose lorsqu’elle réalise que leur lieu villégiature a été, par le passé, la cage dorée de son emprisonnement auprès de « Monsieur », un érudit aisé qui, petit à petit, a resserré autour de Clotilde des liens délétères.

L’écrivaine au début n’a rien vu venir : charmée par une cour surannée et dépourvue de mièvrerie, consciente de l’opportunité de vivre dans une certaine opulence et auprès d’un homme cultivé, Clotilde franchit le pas. Mais peu à peu, Monsieur la coupe de ses amis, jugés toxiques ; la laisse toute la semaine seule dans une immense maison pour qu’elle écrive (contre toute attente, Clotilde fait face à une stérilité scripturale) tandis que lui file à Paris donner ses cours ; exige d’elle une servilité sexuelle à laquelle elle ne conçoit pas de se refuser. Jusqu’à l’acte de trop, dégradant.

Depuis, la rupture largement consommée, Clotilde vit avec cette honte qui la fait se questionner sur le consentement et le fait de se forcer ou d’être forcée (en toute chose, et pas seulement de l’ordre de la sexualité).

« Clotilde se souvient de la sensation de vol, de spoliation, de profonde injustice, tout ça l’avait fustigée. » (p.138)

Alors, ce week-end à quelques centaines de mètres d’un pervers narcissique qui l’a traumatisée s’annonce éprouvant : les mécanismes de l’emprise reviennent par flash à Clotilde. Ses amies perçoivent son malaise ; timidement, elles l’invitent à libérer la parole. Sauf que Clotilde a peur du jugement, sans doute inévitable, et ce même en amitié.

« Mais Clotilde n’est pas prête. Raconter cette histoire, c’est dire qui elle était, ce en quoi elle croyait et où ça l’a menée. » (p.17)

Alors, trouvera-t-elle la force de révéler sa honte et de s’en affranchir, afin de comprendre qu’elle n’a pas été coupable mais la victime d’un homme comme il en existe tant ? Les dernières pages du roman, assumée par une  » omnisciente narratrice » (p.169), sont d’une force saisissante tant elles disent l’universalité de la douleur des femmes, prisonnières des ascendants masculinistes et patriarcaux. Les formules choisies sont brutes, mais elles disent les entrailles offertes des femmes, sacrifiées sur l’autel du désir et du pouvoir de la virilité.

« Et ainsi leur violence, leur prise de possession, leur comportement d’ogre, ils appellent ça l’amour. » (p.68)

Un récit à valeur d’exorcisme ? Le lire comme tel. La magie (sans doute un peu noire) s’y glisse, poétique et libératrice des chaînes, nombreuses, qui entravent les femmes. Dans tous les cas, il n’est guère question d’amour dans ce roman, si l’on considère que pour aimer il faut recourir à la force et à la violence…

« Se découdre la bouche : restent des trous sur nos lèvres. Des trous, mes sœurs, des trous. » (p.168)

Nécessaire, sans complaisance, juste et incantatoire (ce final…).


Ils appellent ça l’amour, Chloé DELAUME, éditions du SEUIL, 2025, 170 pages, 19€.

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