A dévorer !

« La nuit au cœur », Nathacha Appanah : tombeau kaléidoscopique

Ma chronique, modeste, s’ajoutera à toutes celles, quasi-unanimement dithyrambiques, qui ont célébré le récit de Nathacha Appanah. Alors je ne gloserai pas. Je me contenterai simplement de dire la nécessité de lire ce livre pour qui veut essayer de comprendre une infime part du cauchemar de la violence domestique et de l’horreur du féminicide.

L’écrivaine nous livre un texte hybride, entre autobiographie, biographie, essai et enquête. Toutes ces formes sont unies en un récit, cohérent, qui raconte la descente aux enfers, l’emprisonnement de trois femmes par trois bourreaux seulement désignés par leurs initiales (ils ne méritent pas : Nathacha Appanah en 1998, sa cousine Emma en 2000 et Chahinez Daoud en 2021. Si la première a échappé de justesse à la mort au cœur d’une nuit à jamais gravée dans sa mémoire, les autres n’ont pas eu cette « chance » : le mari d’Emma l’a percutée en voiture et lui a roulé dessus, tandis que l’époux de Chahinez l’a blessée par balles avant de l’immoler. Un déchaînement de violence sans nom, profondément injuste et dont la presse, pour Chahinez, a largement médiatisé l’horreur.

« Nous avons été trois à courir, à nous enfuir, et cette peur qui vient avant la fin, celle que je ne sais pas décrire exactement, je sais qu’elles l’ont éprouvée, en courant, en voulant s’échapper, et je pense désormais à cela tout le temps, je suis avec elles. » (p.97)

Mais comment dépasser le fait divers ? Nathacha Appanah fait de son récit un tombeau pour ces femmes que la postérité ne retiendra peut-être pas, car une(s) parmi tant d’autres. Il faut lire ce chapitre dans lequel les proches de la cousine Emma perdent la mémoire des dates, où tout semble se confondre et flouter, doucement mais sûrement, les souvenirs de la martyr.

« Il faut dire ces choses-là parce que si parfois il nous arrive de retourner vers nos bourreaux, c’est aussi vers nous-mêmes que nous retournons, vers ce seul nous que nous connaissions, vers ce seul corps que nous sachions faire exister désormais. » (p.253)

Il est évident que le texte évite le sensationnalisme. Chaque mot, on le ressent, est pensé, pesé, fouillé dans ce qu’il a de plus intrinsèque pour tenter de dire l’indicible. Car Nathacha Appanah le reconnaît : ce qu’elle propose est une tentative, la plus honnête et la plus franche possible, pour exprimer la misogynie de pervers narcissiques, bourrés de paradoxes, et pour comprendre les mécanismes à l’œuvre, avant, pendant et après. La nuit au cœur se lit comme un kaléidoscope de femmes victimes de plus fort qu’elles.

« Ici est un monde de monceaux, de bribes, de mémoires, de souvenirs, d’affects. Ici subsistent le souffle des rêves, le grain des peaux, le sel des larmes, l’épaisseur des nuits et le goût du temps. Ici se côtoient la vie et la mort, le passé et l’avenir, le possible et l’inimaginable, les fantômes et les vivants. Mis bout à bout, cela forme un artefact. » (p.76)

Il en faut du courage pour travailler plus de trois ans sur une telle thématique, exhumer un traumatisme enfoui, le disséquer, le mettre en miroir et observer sa réflexion à la lumière de celles qui ont à jamais sombré dans l’obscurité d’une nuit sans fin, mesurer la possibilité d’enfin poser puis répondre à des questions trop longtemps restées sans réponse.

« Il faut être à l’intérieur d’un foyer violent pour comprendre ses codes et ses rouages spécifiques […]. Ce monde-là, retourné sur lui-même. Macérant dans une violence sourde et sournoise la nuit tombée et remettant les masques de la famille normale le jour. Ce monde où l’emprise de l’homme se fait plus étouffante à mesure que la volonté de la femme de s’en libérer se fait plus évidente. » (p.243)

Plus que jamais les mots aident à lutter contre l’oubli : l’écriture de Nathacha Appanah rappelle la force de l’engagement littéraire, qui n’a de cesse de perdurer à travers les causes qui malmènent notre monde et la société. Malgré son questionnement quant au pouvoir de l’écriture de rendre compte de l’innommable, de l’indicible, l’écrivaine prouve que l’on peut s’en approcher au plus juste. Avec toute la force et la sensibilité d’un corps, d’un cœur et d’une âme à jamais hantées par le démon masculin incarné…

« Il y a toutes ces phrases, ici, qui s’approchent de la chose mais aucune n’est aussi vraie et crue et juste et grande que la chose même. » (p.45)

Nécessaire. Bouleversant.


La nuit au cœur, Nathacha APPANAH, éditions GALLIMARD, 2025, 285 pages, 21€.

2 réflexions au sujet de “« La nuit au cœur », Nathacha Appanah : tombeau kaléidoscopique”

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