A dévorer !

« Nourrices », Séverine Cressan : a-« mère » servilité

Dans une temporalité que l’on devine ancienne, parce que l’on y commerçait le lait des femmes et que l’on s’y appelait Sylvaine, Jehan, Avel, Zaïg, Gladie ou encore Andoche, immersion dans le quotidien des petites gens de la campagne reculée, vallonnée et généreusement boisée à deux jours de route en carriole de la Ville.

A travers le cheminement de nourrice de Sylvaine, que l’on paie pour allaiter des nourrissons de la Ville, rejetons de riches familles ou Trouvés abandonnés à leur sort, nous découvrons une pratique qui a longtemps existé mais aussi cantonné les femmes au statut de laitières. Tout l’argent gagné est empoché par « leurs hommes », à boire et à dilapider. Les histoires de bonnes femmes, ils n’en ont que faire, tant que ça rapporte. Sur leur lait, sur leurs mamelles outrageusement gonflées d’un nectar salvateur, tant pour la nourrice que le bébé, les femmes ne pouvaient que compter.

« Le meneur savait parfaitement que, comme toutes les filles et femmes du village, Sylvaine avait envisagé de vivre de son lait, voyant le quotidien des nourrices amélioré grâce à l’élevage des petits de la Ville. » (p.39)

Mais ce commerce lacté relève bien davantage du trafic, monnayé par le meneur, surnommé à juste titre La Chicane, qui use et abuse de son autorité sur ce troupeau de femmes serviles, dont leur survie dépend de lui, elles le savent bien. Les conditions effroyables du transport des bébés à raison de leur misérable capacité à endurer la faim et le froid : nombre de petits innocents sont ainsi sacrifiés, et les linceuls de supplanter les langes…

A une époque où les femmes ne disposent pas de leur corps, sont abusées par leur maître et se retrouvent engrossées sans l’avoir souhaité, tant la condition des femmes que le nombre de nourrissons abandonnés est édifiante (scandaleuse, à bien des égards). On demande à ces femmes, parfois à peine pubères d’être amantes (sans leur consentement, bien sûr), mères nourricières à la chaîne pour gagner de l’argent : exploitation de tous les instants, consternation face aux us et abus du masculinisme…

Cependant, il reste l’ancrage à la terre, que le roman célèbre à travers le portrait de Sylvaine, tout entière réceptive aux éléments qui scandent sa vie : la lune bien sûr, mais aussi le vent et la terre. Cette dernière, nourrice originelle, y est révélée dans tout ce qu’elle a d’intuitif, de signifiant, de symbolique, pourvu qu’on l’écoute.

« Impossible de s’immiscer entre le bébé nacre qui tapisse la coquille mère » (p.184)

Une lecture charnelle, incarnée, dépouillée des vices humains et de la perversité dont certains se rendent coupables. Ainsi doit-on au récit de Séverine Cressan ses plus belles pages, gonflées d’un souffle épique pour honorer le courage des femmes, des mères, à perpétuer la vie minuscules des leurs, celles des autres, au prix des plus grandes souffrances. Des héroïnes de l’ombre réifiées pour les besoins des hommes : ce roman les déifie avec humilité…

« Pour conjurer l’effroi, elle convoque la puissance ancestrale des générations de femmes qui l’ont précédée, myriades de mères en devenir qui ont sillonné l’océan qu’elle s’apprête à traverser. Que leurs expériences individuelles l’accompagnent et la guident tels des phares dans cette navigation solitaire. » (p.130)

Nourrices, Séverine CRESSAN, éditions DALVA, 2025, 269 pages, 21.50€.

3 réflexions au sujet de “« Nourrices », Séverine Cressan : a-« mère » servilité”

  1. Un bel hommage à ces femmes de l’ombre, qu’elles soient servantes ou nourrices, à la campagne, au milieu de nulle part !
    L’exploitation masculine existe encore, malheureusement, sous d’autres formes. Heureusement, #MeToo est passé par là.
    Mais il en reste encore, qui assassinent leur femme… Les mentalités ont la vie dure, on a hâte que cela se termine.

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