
Le deuxième roman de Nicolas Gaudemet, dont j’avais vivement apprécié le brillant La Fin des idoles, s’ouvre sur une scène glaçante : celle d’une exécution publique dans un stade bondé de Corée du Nord. Parce que le condamné aurait frayé avec les ennemis impérialistes, sa mise à mort devant sa famille et toute une ville réunie a valeur d’exemple. Parmi les spectateurs de cette sinistre démonstration d’un régime totalitaire, le jeune Yoon Gi, élève modèle aux origines modestes dont le récit nous narre le quotidien, effrayant par la rigueur de la discipline militaire de tous les instants : chaque « camarade » doit se comporter avec une moralité irréprochable. Et gare à lui en cas de faux pas : il faudra compter sur les pairs pour dénoncer les travers insoupçonnés et insoupçonnables. L’endoctrinement idéologique est de tous les instants et l’embrigadement des troupes (10 ans de service militaire attendent les jeunes hommes !) privent la jeunesse de toute fantaisie possible. Marche ou crève… et si tel est le cas en place publique, forcément.
Aussi, lorsque Yoon Gi détourne ses yeux de l’insoutenable spectacle de l’exécution publique, son regard rencontre celui d’une jeune fille dont la beauté le cloue sur place. Il ne tarde pas à découvrir qu’il s’agit de Mi Ran, la fille de dignitaires aisés du Parti. Autant dire que les deux adolescents n’appartiennent pas au même monde et que le carcan étroit du parti politique dirigé par un certain Kim Jong II (toute ressemblance avec des personnages réels serait absolument… permise !) ne laisse pas de place à des idylles entre des castes différentes.
« Dans notre pays, avoir un amoureux est proscrit hors mariage : cela peut nous distraire de l’idéal révolutionnaire. Flirter, même à l’université, ça vaut un renvoi. Alors, au lycée, avec un jeune homme de classe inférieure… ce serait trahir sa famille et le Parti tout à la fois. » (p.65)
Faut-il pour Yoon Gi et Mi Ran taire leur désir partagé et se conformer aux attentes d’un parti politique et de parents soucieux de cultiver l’entre-soi, voire de s’élever par le biais d’un mariage arrangé ? Ou bien peuvent-ils envisager l’audace de s’aimer malgré tout, contre tous ?
« Mais quand elle pense à l’étudiant falot que lui a présenté son père, elle hausse les épaules. Aussitôt se superpose le visage d’un autre. Et quand elle se remémore ce visage harmonieux, aux yeux mélancoliques et un tendre sourire, son cœur tangue étrangement. Elle sent que ce n’est pas ce que nos Chers Dirigeants voudraient. » (p.53)
La pureté des sentiments est mise à mal par les complots, la délation et la corruption, qui règnent en maîtres dans une Corée du Nord mortifère, pétrie de sa conviction à pouvoir supplanter tous ses ennemis par le seul asservissement de son peuple à sa grandeur.
Le récit de Nicolas Gaudemet célèbre une initiation sentimentale touchante, que l’on peut confirmer comme analogue, à bien des égards, à celle de Roméo et Juliette (on notera d’ailleurs la structure en « actes » du roman). Mais il se lit peut-être davantage comme une critique féroce d’un régime totalitaire qui prive ses membres de toute liberté, même la plus élémentaire : celle d’aimer. L’apologie de cultiver l’amour vrai et une invitation dangereuse sûrement se détourner du culte de la personnalité imposé.
« Mais l’égoïsme des cœurs s’efface devant l’harmonie de la cellule familiale. Le fantasme doit s’effacer devant la réalité du devoir, afin que les cœurs œuvrent pour le Parti et pour le peuple. » (p.109)
On appréciera l’élégance de l’écriture, regrettera quelques étranges tournures telles « son père en pantalon de sommeil », « sa robe de sommeil », soulignera les ingénieux twists narratifs (ce final !) qui font de ce roman un bien agréable moment de lecture.
Nous n’avons rien à envier au reste du monde, Nicolas GAUDEMET, 2025, éditions de L’OBSERVATOIRE, 152 pages, 21€.
