A dévorer !

« L’épris littéraire », Julien Leschiera : l’emprise « misery-able »

Dans le microcosme de l’intelligentsia parisienne, il est de notoriété publique qu’un doux illuminé du nom de Lambert se pique de vivre comme Marcel Proust. Notre narrateur, un écrivain dont le succès s’essouffle considérablement, est presque emmené malgré lui une soir par des comparses passablement avinés pour lui faire découvrir cette curiosité.

A peine la porte ouverte, il comprend que le fac-similé littéraire est bel et bien avéré car tout dans l’appartement de ce Lambert rappelle l’univers proustien : les tentures d’un autre âge qui étouffe l’atmosphère, les livres des monstrueuses bibliothèques s’arrêtant… au XIXème siècle, les paperolles qui gisent sur l’épais lit de Lambert qu’une certaine Céleste, sa domestique, s’empresse de ranger lorsque « monsieur » a de la visite. La similarité va jusqu’à Lambert lui-même, reproduction stupéfiante du célèbre écrivain avec sa moustache et son air maladif.

Le narrateur hésite : s’agit-il d’une vaste mascarade pour tromper les touristes américains en quête d’anecdotes littéraires ou de la lubie d’un toqué, doux illuminé mais redoutable prestidigitateur ? Gêné par les moqueries implicites de ses compagnons nocturnes et leur condescendance affichée, notre héros n’aspire qu’à une chose : fuir cette étrange mise en scène d’un autre temps, pastiche sans doute à moitié concédé.

Pourtant, il ne peut s’empêcher de ressentir un trouble puissant depuis qu’il a vu Céleste, femme sans âge en tablier serré et à la claudication touchante. Au fond de lui, il sait qu’il retournera chez Lambert pour, le pense-t-il, la sauver d’un maître despotique.

« Je me méfiais de ma nature obsessionnelle, mais j’étais déjà pris au piège du charme inattendu et irrationnel de ce lieu, je voulais tout savoir, tout découvrir, connaître la moindre histoire et débusquer la moindre explication de cette bizarrerie charmeuse. » (p.23)

Telle une sirène, Céleste ferre l’écrivain : chaque jour il revient auprès d’elle, et ils passent de longues heures ensemble à discuter et à cultiver le charme d’un vouvoiement suranné. Le narrateur en vient à oublier Lambert, qu’il ne voit plus. Tout au plus l’entend-t-il. Mais Céleste le rassure : qu’il ne s’occupe point de « Monsieur », elle en fait son affaire.

« Peu à peu, elle perdait tout le corsetage dans lequel Lambert voulait sans doute la retenir prisonnière et cette vision me la rendait encore plus désirable. » (p.71)

Et le récit de se transformer en huis-clos aussi étouffant que l’appartement de Lambert : petit à petit, le narrateur est dépourvu de sa liberté. Céleste l’implore de ne pas quitter l’appartement. S’il n’obtempère pas, elle entre dans de terribles crises. Alors ses volontés deviennent plus grandes, plus tyranniques : et pourquoi ne retrouverait-il pas le succès en écrivant sur elle, sur son histoire à elle, puisqu’elle l’intrigue tant ?

Dubitatif quant à l’enjeu littéraire que Céleste peut représenter, notre protagoniste s’exécute : il préfère tout faire pour lui plaire plutôt que courir le risque du désamour. Car il a compris que la jeune femme souffle le chaud et le froid : marionnette influençable car profondément épris, le narrateur s’exécute… jusqu’à envisager de prendre à son tour la place de Lambert ?

« Je me rendais compte de la ruse que cachait son idée, qui allait me retenir un peu plus dans cet appartement, je devinais le danger qu’il y avait à me plier à cette nouvelle exigence de Céleste, qui nous empêcherait toute possibilité d’une vie différente, hors de cette routine à laquelle elle semblait incapable de renoncer. » (p.135)

Formidable récit que cet Epris littéraire, qui réinvente de la façon la plus littéraire qui soit le cultissime Misery de Stephen King : quand une femme manipule un écrivain pour obtenir de lui une œuvre littéraire bien déterminée, que reste-t-il de la liberté créative et artistique ? L’écrivain est-il le jouet de son lectorat ? Si Céleste s’avère bien moins sanglante qu’Annie Wilkes (quoique…), elle est tout aussi terrifiante par son emprise sur le narrateur. Une emprise physique, morale et sentimentale qui atrophie notre personnage principal de toutes ses facultés. On sent ses soubresauts qui l’invitent à fuir. Mais profondément épris, il se laisse prendre dans les filets opaques d’une démone arachnéenne.

« Pour être honnête, tu sais, bien sûr, que je suis un peu perdu avec cette histoire, mais chaque fois que je me pose trop de questions, elle a ce truc sur moi, comme un pouvoir… Je me sens poussé par cette femme. » (p.159)

Un texte redoutable et addictif, admirablement bien écrit et diablement original : l’une des meilleures pépites de ma rentrée littéraire !


L’épris littéraire, Julien LESCHIERA, éditions LE DILETTANTE, 2025, 268 pages, 23€.

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