
Omar voulait quitter l’enfer politique de son pays et rejoindre la terre promise de la riche Angleterre, où l’attendait la belle Asha. Omar a vécu la violence destructrice des camps de migrants de Grèce et d’Italie, où, telles des bêtes parquées, ils survivaient avec le peu d’humanité qu’on leur octroyait. Omar a espéré que la petite embarcation de fortune avec laquelle il devait franchir l’ultime ennemie maritime tienne bon les vagues et la pluie. Mais c’était sans compter deux policiers, mus par la haine nationaliste des étrangers et de ceux qu’ils considèrent comme les pilleurs d’une terre pour laquelle leurs ancêtres se sont sacrifiés. Alors, en cette funeste nuit, tandis le sous-fifre d’un immonde représentant de l’ordre filmait la scène à des fins d’exemplarité, Omar a été tué de deux violents coups à la tête qui ont précipité sa mort dans les eaux noires de la Manche.
Son corps, c’est Cherry, une infirmière dévouée mais prise dans les tourments de ses propres démons, qui le retrouve sur la plage. Elle-même échouée sur ladite plage d’une énième soirée au cours de laquelle elle a trompé le chagrin du suicide de son fils dans l’alcool, Cherry sort brusquement, bien malgré elle, des brumes nauséeuses la découverte du cadavre qui lui rappelle tant celui de Liam. Séance tenante, car mue par ses réflexes d’infirmière (et peut-être et surtout de mère), il lui faut agir et réagir. Mais l’officier appelé sur place n’est autre qu’Andy Jakubiak, le policier qui a filmé la scène…
« Mais l’angle du cou, qu’elle remarque alors, la tête qui pend telle une fleur abîmée sur une tige brisée, sont sans appel. Les cheveux, les vêtements, l’allure générale, tout ça fait étranger. Il doit s’agir d’un migrant. […] Elle voit que le corps est celui d’un jeune homme, qu’il est bien trop tôt et que c’est du gâchis, mais il y a eu tant de gâchis ces dernières années, tellement de pertes qu’on ne saurait y patauger au quotidien sans éprouver un certain engourdissement. » (p.33-34)
Cherry comprend que quelque chose ne tourne pas rond et que l’étrange réaction du policier face au corps du jeune migrant n’est pas celle qu’elle aurait normalement attendue. L’autopsie révélant que la mort a été causée non pas par la noyade mais par des coups d’une violence inouïe, ses convictions vacillent : elle est confrontée à un meurtre, et le terrible constat qu’il n’y a personne pour pleurer et enterrer dignement le jeune homme, promis à la fosse commune. Alors elle fera sien le combat de retrouver la jeune fille dont elle a découvert la photo plastifiée dans les affaires du migrant. Une aiguille dans une botte de paille, mais au nom de l’honneur bafoué d’un être humain, elle essaiera.
« – Il est venu jusqu’ici, il a quitté je ne sais quoi, juste pour qu’on le balance dans une putain de fosse ? Pas de nom, pas de souvenir ? Ça ne va pas du tout.
– Ça arrive. A des gens moins loin de chez eux, aussi.
– Ouais, bon. Ça ne sera pas son cas. » (p.52)
Seulement, c’est sans compter le désir des deux policiers d’effacer « leurs traces »… Commence alors une traque échevelée, une cavale au cours de laquelle Cherry, lestée du cadavre du migrant, tente d’échapper à ses poursuivants. Gérer un corps raidi, nauséabond et encombrant s’avère chose compliquée mais, par un retournement de situation inédit et salvateur, elle peut bientôt compter sur l’aide rédemptrice de Jakubiak.
« Tu penses qu’elle se rend à Londres avec un cadavre, probablement de mèche avec un policier soit captif soit complice, en quête d’une fille dont elle ne sait rien, dont elle ignore jusqu’au nom, en se basant sur une photo qu’elle a trouvée sur le mort. » (p.178)
Dans ce récit qui tient en partie du road-movie, deux fils thématiques s’entrelacent : le chagrin d’une mère qui n’arrive pas à faire le deuil de son fils et qui peine à maintenir l’équilibre d’une famille éclatée, morcelée, au sein de laquelle chacun tente de camoufler une douleur sans nom ; le sort des opprimés en Angleterre, et en particulier celui des migrants. Loin de fouler le sort d’une terre promise, on les emprisonne dans des cellules vétustes, n’hésitant pas à s’adonner au « plaisir » de quelques passages à tabac histoire de passer le temps. Cela vaut au roman des pages d’une violence terrible, les migrants étant privés de toute humanité. Un appel au secours et à la réaction, que la narratrice du roman fait ponctuellement surgir en intervenant sous la forme d’un « nous », fustigeant le gouvernement et la politique britanniques : la mise au ban des minorités à cause de la gentrification de Londres, la violence et l’humiliation gratuite faites par des représentants d’un ordre dont on peut douter de la moralité.
« Au lieu de ça, des cris rauques, des poings levés et une colère bouillonnante et vengeresse palpable dans l’air. Il y a une rage pure, crue, non distillée, une rage vague et nébuleuse, qui se cherche un mode d’expression. Peu importent les raisons apparentes. La cause profonde est présente depuis longtemps et se hisse hors du sombre et du profond, des éprouvés, des écrasés, des broyés, et ce qui l’a causée n’y mettra pas fin. » (p.278)
Plus que jamais, Trois enterrements est un roman qui se veut non seulement social mais aussi politique ; une invitation à éveiller les consciences sur la brutalité des systèmes (pas seulement anglais, mais aussi grec ou italien) et les incohérences quant à l’intégrité de leurs représentants.
« […] parmi tant d’autres de nos nombreux morts récents, certains identifiés, mais beaucoup anonymes, tous emportés par le Covid, l’austérité, le racisme, la politique migratoire et la cruauté psychotique fanatique d’une classe dirigeante malveillante, mensongère, profondément mauvaise. » (p.308)
Le récit peut se lire comme une épopée : souffle épique de l’engagement et de la résistance d’une femme à assumer ses choix et ses convictions ; épopée souvent funeste de ces migrants mus par un espoir illusoire. Sacralisation de ces héros sans nom dont le roman se fait le tombeau.
« C’est un risque qu’on prend. Toute forme d’amour est un risque qu’on prend. Sinon ça ne serait pas de l’amour, non ? Ça ne voudrait rien dire. » (p.259)
Je resterai durablement marquée par la force de certains passages tant leur représentation figurative reste imprégnée de la violence des faits.
« Il détale et quand il se retourne pour jeter un œil à la fenêtre, c’est une vision d’horreur de langues rouges et de dents blanches et toutes leurs bouches ouvertes qui lui hurlent après. Et pour la première fois il peut entendre ce qu’ils crient, le chant syncopé se change en mots, en un seul mot, répété sans relâche.
ASSASSIN
ASSASSIN ASSASSIN ASSASSIN ASSASSIN ASSASSIN ASSASSIN ASSASSIN ASSASSIN
Il traverse le couloir en courant, poursuivi par l’accusation. » (p.58)
Terriblement sublime.
Trois enterrements, Anders LUSTGARDEN, éditions ACTES SUD, 2025, 326 pages, 22.50€.
