A croquer

« La forêt de flammes et d’ombres », Akira Mizubayashi : la dualité, entre duos et trios

Ren, Bin et Yuki se rencontrent à la fin de 1944 dans un Japon à feu et à sang. Ils ont à peine vingt ans et l’espoir ancré dans leur chair de vivre, un jour, de leur passion : la peinture pour Ren et la belle Yuki, la musique pour Bin, qui sait déjà que l’infirmité qui touche sa jambe lui épargnera un enrôlement dans l’armée japonaise.

« Pourquoi ne pas profiter de ce court moment de paix ? Avec la guerre qui n’en finissait pas de se déchaîner, l’horizon semblait bouché pour la jeunesse. » (p.33)

« Yuki se demanda au plus profond d’elle-même si un tel moment paisible et heureux, réunissant leurs trois coeurs, serait toujours possible dans les mois et les années à venir. Ne serait-on pas encore pour longtemps dans cette nuit noire interminable ? » (p.35)

Alors que les trois jeunes étudiants se retrouvent pour trier le courrier au bureau de poste de Ueno, l’amitié va grandissant, la tendre inclination aussi. Ainsi, si Ren et Bin deviennent presque des frères de cœur, le second choisit de taire son amour pour Yuki, ayant compris que son ami Ren nourrissait pour elle les mêmes sentiments, sans avoir encore osé les déclarer. Point de duel donc, mais une intelligence de cœur qui permet maintenir l’équilibre affectif du trio.

L’harmonie vole en éclats et les espoirs d’un avenir radieux pondérés lorsque Ren reçoit le billet fatidique qui l’oblige à rejoindre les rangs de l’armée japonaise en Mandchourie. Ren fait promettre à Yuki de l’attendre : c’est un fait, il reviendra.

Si au début il peut s’estimer heureux de ne pas combattre en ayant été recruté comme artiste de guerre, son supérieur le sanctionne en jugeant que les tableaux proposés par Ren ne servent en aucune manière la glorification idéologique de l’Empire. L’officier lui reconnaît un talent évident, mais les œuvres sombres du jeune peintre sont trop réalistes pour être utilisées. Alors, Ren ira combattre, comme les autres. La plongée dans l’enfer de la guerre sera sienne, à son tour.

Ren en revient vivant mais mutilé et traumatisé. Quel avenir peut-il exister encore pour ces gueules cassées d’un autre temps ? Yuki peut-elle encore l’aimer ? Comment peindre alors que la guerre l’a amputé de ses mains ?

Bin est le premier à constater les effroyables dégâts de la guerre sur son ami, suivi de près par Yuki. La profonde affection de l’un et de l’autre pour leur tendre ami permet de le raccrocher à la vie, et tant pis si la suite peut s’annoncer être un chemin de croix physique et psychologique. Moment de bascule possible aussi, puisque Bin pourrait espérer que la belle Yuki se tourne vers lui par dépit, alors que son promis n’est plus que l’ombre de lui-même. Mais l’allégeance affective est la plus forte.

Il s’agit alors pour chacun d’avancer, de cheminer seul ou de concert sur une toile de fond, sans mauvais jeu de mot, tout entière consacrée à l’art : Bin s’envole pour l’Europe pour cultiver sa passion du quatuor musical tandis que Ren tente d’exorciser son traumatisme par la peinture.

Et le récit de proposer une réflexion passionnante sur l’art : témoin depuis des millénaires des faits, gestes et pensées de l’Homme, l’acte créatif n’est-il pas la célébration d’une humanité bonne par nature, à l’opposé de ces guerres qui inlassablement détruisent ? Conception très rousseauiste d’hommes fondamentalement bons mais que les appétits suscités par l’Etat pervertissent… Le roman tient là ses plus grands moments, selon moi.

Et le grand bémol du roman d’Akira Mizubayashi de devenir une évidence : le propos du texte est très (trop) didactique. Ainsi, le narrateur multiplie les démonstrations, parfois répétitives, conférant au récit un enchaînement de propos très factuels, qui parfois flirtent avec des encarts que l’on pourrait trouver dans des guides culturels. Ainsi, pour mieux l’exprimer, de nombreux passages relèvent de « notices » qui pèchent clairement par l’excès de didactisme, fruit peut-être de l’érudition notable et louable de l’écrivain.

Cela est bien dommage, car à l’inverse les plus belles pages du récit sont celles qui déploient l’immersion dans les émotions : la terreur de Ren lorsque dans ce bois funeste il est entouré de flammes qui a jamais le détruiront ; le profond chagrin de Bin lorsque pour célébrer les ultimes adieux à ses amours réunis dans l’au-delà il crée un concert, littéralement tombeau musical, dans l’espace d’exposition des tableaux de Ren et de Yuki à Paris.

Dualité donc entre des sentiments éthérés, profondément beaux, emprunts d’une humanité confondante de simplicité, et un pragmatisme répétitif qui pondère le déploiement des émotions. Peut-être s’agit-il là du symbole d’une dualité identitaire, puisque l’auteur de nationalité japonaise écrit en langue française : retenue d’une culture qui célèbre la discrétion et la simplicité, mise en mots (en maux ?) par une langue riche d’embrasements, de révolutions et de combats incarnés.

On notera une inspiration très flaubertienne par l’intertextualité du topos du regard, présent à plusieurs reprises pour suggérer avec pudeur le possible recommencement de la vie et de l’amour : « Leurs yeux se rencontrèrent » (p.138), « Ce fut comme une apparition » (p.255), emprunt que l’on pourrait presque considérer comme artificiel.

Dans tous les cas, malgré le pragmatisme de certains propos (et je passe outre l’invraisemblance du chien de Ren, Hanna, que l’on retrouve de 1944 à 2014, pour comprendre – avec soulagement – à la dernière page le coup de bluff littéraire bien pensé) je reste sensible aux parcours de vie des trois personnages principaux, profondément beaux et poétiques, donnant corps et chair à l’engagement et à ce qu’une vocation a de sens.


La forêt de flammes et d’ombres, Akira MIZUBAYASHI, éditions GALLIMARD, 2025, 275 pages, 21 €.

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