
Avant, elle répondait au nom de Nathalie Sauget. Avant, elle s’apprêtait à donner la vie à une petite fille, un nourrisson de sept mois niché dans la chaleur de son ventre. Et puis, il y a eu l’après : plusieurs années de coma et de rééducation. Un après identitaire : changer de prénom et s’appeler Êve, la bien-renommée « vivante », qui « r-êve »de retrouver l’origine funeste du malheur qui l’a détruite. Un après reconstruit : chair recousue et prothèses en métal. Un après stérile : l’enfant adopté, la mère reniée, la femme désabusée.
Alors maintenant Êve est une sirène : armée d’une impressionnante queue en silicone et d’une profonde maîtrise de l’apnée, la jeune femme se produit avec succès dans le monde entier pour le bon plaisir des nantis de la planète. Pourtant, détachée des contingences de la vie matérielle depuis qu’un destin profondément injuste a fauché son humanité, Êve ne goûte pas le plaisir de ces privilèges, et privilégie un ascétisme rigoureux. Après tout, le destin ne l’a-t-il pas privée d’une grande partie de son être ?
« Ce que je veux dire, c’est qu’on n’est jamais les mêmes, que nos vies sont des superpositions de nous-mêmes. On est des strates, rien n’est valable tout le temps. » (p.201)
Quand on a presque tout perdu et que l’argent ne pourra rien pour rendre ce qui fut et ne sera plus, comment ne pas porter sur la vie un regard cynique et désabusé ? L’impérialisme matérialiste est ainsi largement dénoncé dans le récit, brûlot quasi-politique grandement pessimiste qui tord le cou aux paradoxes d’une société mondiale engluée dans des principes de vie délétères.
« La folie rôde, comment l’expliquer, comment faire comprendre cette chute de l’âme qui déraille ? » (p.56)
Il en va ainsi d’Êve, dont nous suivons certes les pérégrinations selon les « commandes » qu’elle doit honorer, mais dont nous guettons la poursuite effrénée d’une vengeance, muette mais viscéralement douloureuse.
« Non, elle a besoin de visibilité, de se faire connaître. Que son nom circule, qu’il remonte les méandres de la notoriété afin d’atteindre un lieu précis. Un lieu qui est un homme. » (p.49) « L’important n’est pas où elle va, mais ce qu’elle attend. » (p.84)
Comme l’être mythologique, la jeune femme use de son charisme tranquille pour prendre le pouvoir et délester les hommes du leur. Jusqu’au fracas final, rédempteur et sacrificiel.
Un roman d’une grande force, qu’on lit en apnée, sans besoin d’être immergés. Laissez la vague d’émotion, lente, progressive et puissante, déferler sur vous : je peine encore à me remettre du personnage magnifique d’Êve, et la prose extraordinaire qui sublime l’inconcevable…
Le monde est fatigué, Joseph INCARDONA, éditions FINITUDE, 2025, 213 pages, 21€.
