A dévorer !

« Le voisin », Tatiana de Rosnay : « nuits-ances »

Colombe Barou a déniché la perle rare pour sa famille et elle : un grand appartement ensoleillé dans un quartier calme. Choisie par une trentaine de candidats, elle est consciente que l’image qu’elle donne d’elle-même – calme, discrète, mesurée – a joué pour une fois en sa faveur. Et dire qu’au quotidien elle maudit l’insipidité de ce qu’elle incarne, elle l’épouse soumise, entièrement dévouée aux besoins de ses jumeaux et d’un mari trop souvent absent ; elle la sœur de l’ombre qui n’a jamais réussi à imposer ses idées face à sa lumineuse cadette ; elle la fille qui a appris à se taire et ne jamais se plaindre. La vie de Colombe est terne et, si l’envie de se rebeller l’effleure parfois, jamais elle n’a eu et n’a le courage de faire voler en éclats les carcans imposés.

« Comme elle est gentille, Colombe, adorable, toujours souriante, toujours prête à se mettre en quatre pour rendre service. Fidèle au poste, disponible, bien élevée. Une bonne poire, quoi. Une cruche, plutôt. Oui, c’est ça, une cruche. Pourquoi ? Parce que c’est si facile de se taire, de baisser les yeux, de sourire. Si simple de ne jamais réclamer, pinailler, trancher, râler, ronchonner. Faire la cruche, c’est se faire oublier. » (p.24)

Sans doute ce nouvel espace de vie sera-t-il l’occasion d’un nouvel élan dans sa vie, se dit Colombe. Mais la bulle espérée est de courte durée : chaque nuit lorsque son mari est en déplacement, le voisin du dessus a la fâcheuse manie de lancer à tue-tête les morceaux les plus connus des Rolling Stones. Si au début Colombe pense à un étrange hasard, la répétition du processus la contraint à formuler l’évidence suivante : son voisin, le mystérieux docteur Faucleroy, adulé par tout l’immeuble sauf elle, la malmène volontairement. Mais pourquoi elle ? Et dans quel but ?

« Un monsieur charmant, très bien élevé, m’a-t-elle dit. Un des meilleurs médecins de la ville. Un type brillant. » (p.83)

Nuit après nuit, privée de sommeil et redoutant tout justement de sombrer dans les bras de Morphée de peur d’en être brutalement tirée, Colombe devient l’ombre d’elle-même. Son éditeur, pour qui elle travaille comme « nègre », peine à obtenir d’elle les contrats de manuscrits à honorer. Sa famille ne comprend rien à ses accusations à l’encontre du voisin du cinquième, insaisissable. Colombe réalise qu’elle tombe peu à peu dans la folie, et donc le piège tendu par son bourreau nocturne.

« Elle attend désormais ce moment avec impatience, elle y a pensé la journée entière. Désormais, la crainte – ou l’attente – du bruit meuble ses jours, ses nuits, tempère ses humeurs, modifie son comportement. Le reste de sa vie est en suspens. Elle a laissé l’obsession grignoter son quotidien. » (p.123)

Dépossédée de sa raison, malmenée par la privation de sommeil, Colombe perd peu à peu ses repères : l’équilibre familial se fragilise dangereusement. Elle qui a toujours fait passer les intérêts de sa famille avant les siens, peut-elle enfin conscientiser son besoin de prioriser sa survie mentale et son propre bonheur ?

« Pour la première fois de sa vie, Colombe a envie de faire du mal, envie de se venger de cet inconnu qui gâche ses nuits. Mais au fond d’elle-même, elle sait qu’elle n’osera pas. Trop gentille, trop polie. Trop proprette, trop peureuse. » (p.139)

Quelle ultime provocation fera basculer Colombe dans la folie ? L’espoir de retrouver un jour le sommeil – et les siens – deviendra-t-il réellement chimère ? Et la tension de monter, page après page : Colombe est sur un fil, et nous avec elle.

Tatiana de Rosnay excelle à créer une intrigue palpitante à partir de nuisances banales du quotidien de nombre d’habitants d’immeubles. Elle réussit à donner corps au cauchemar éveillé de locataires n’ayant d’autres choix que de supporter la promiscuité subie d’un mode de vie. L’enfer ne relève ainsi pas forcément de l’extraordinaire : vicieux, incisif, intrusif, il peut empoisonner une vie comme la plus pernicieuse des mélodies…

Un roman haletant, à lire d’urgence… peut-être en profitant de la sérénité nocturne.


Le Voisin, Tatiana de ROSNAY, éditions HELOÏSE D’ORMESSON, 2010, 236 pages, 18€.

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