A dévorer !

« En garde », Amélie Cordonnier : à l’œil

Amélie Cordonnier (oui oui, l’écrivaine plusieurs fois chroniquée sur mon blog et à chaque fois encensée) et son mari Alexandre tombent des nues lorsqu’ils reçoivent un courrier du Centre d’Action Sociale de Paris. Si au début ils pensent à une vaste fumisterie, le courrier de relance les fait déchanter : le couple et leurs deux enfants sont bel et bien convoqués dans le cadre de la protection de l’enfance. Amélie Cordonnier ne comprend pas : en quoi ses deux chers enfants, Gabriel et Lou, pourraient-ils être en danger ? Elle est une mère aimante, et le couple s’occupe avec attention de leur progéniture. Mais quelqu’un les a dénoncés : qui ? quand ? pourquoi ? pour quoi ? Les Cordonnier fomentent de nombreuses hypothèses sur leurs voisins : chacun peut avoir des raisons (au final certainement illégitimes) de se plaindre, mais oser appeler le 119 pour signaler la mise en danger d’enfants ? La jeune femme n’ose y croire : à aucun moment Gabriel et Lou n’ont été violentés d’une quelconque manière. Bien sûr des coups d’éclat peuvent émailler le quotidien (et Dieu sait que le confinement de 2020 a mis à l’épreuve nombre de cellules familiales), mais n’est-ce pas le propre de toute vie en communauté ?

« On ne se rend pas compte de ce que c’est rester enfermés pendant des semaines, à quatre dans un appartement, sans balcon ni parc où aller se défouler et sans copains du jour au lendemain. […] Cette période a été très dure, vous savez. » (p.23)

Les heures jusqu’au rendez-vous s’égrènent avec une lenteur exaspérante : le début seulement du supplice que la famille s’apprête à vivre car, quelques mois après et alors qu’elle pensait le dossier clos, un assistant social anonyme, rebaptisé « Le Cousin », s’invite sans prévenir pour « sonder » l’ambiance familiale. Si ses visites au début sont espacées et ne durent que peu de temps, le rythme s’accélère et se densifie dans la durée : les Cordonnier ne peuvent moufter, il en va de leur dossier.

« Je n’avais pas le choix, pourtant je m’en veux de m’être laissée assujettir ainsi, piégée avec enfants et mari. Incarcérés tous les quatre à domicile. Et pourtant aucun grillage, aucun cadenas, pas un barreau ne nous retenait. » (p.175)

Cette quasi-prise en otages met à mal l’équilibre familial : les parents et les enfants sont forcés de supporter sans broncher cette cohabitation inquisitrice et critique. La traque se fait peu à peu obsessionnelle et les Cordonnier sont dépossédés de ce qui faisait l’âme de leur famille : la spontanéité, la joie, la gourmandise, les élans démonstratifs d’affection.

« Je voudrais que tout s’arrête.
Recommencer notre vie d’avant.
Avant le 119, avant lui, avant cette folie.
Quand tout cela cessera-t-il ? » (p.206)

Le joug administratif peut-il avoir raison de la santé mentale de ceux qu’il éprouve ? Amélie Cordonnier fait de cette autofiction une enquête, un témoignage pour exorciser le traumatisme vécu de l’emprise tutélaire d’une loi qui assigne aveuglément et sans discernement des familles lambda qui, comme tant d’autres, crient parfois, se disputent et font ponctuellement plus de bruit que de raison. « L’homme est un loup pour l’homme » : les Cordonnier sont livrés pieds et poings liés à une gueule vicinale et judiciaire aveugle et indifférente. Déshumanisation et dépossession au sein même du foyer : on ne peut rêver pire cauchemar. Glaçant…


En garde, Amélie CORDONNIER, éditions FLAMMARION / édition poche J’AI LU, 2023, 223 pages, 7.50€.

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