A dévorer !

« Deux sœurs », David Foenkinos : la [destruction] sentimentale

A bien des égards, la jolie Mathilde semble tout avoir : une renommée brillante en tant que professeur de lettres dans un lycée parisien, un compagnon avec lequel elle vit un amour sans nuage depuis cinq ans.

Deux soeurs

Mais Étienne a décidé de la quitter : son ex-grand amour, Iris, est revenu après un long périple en Australie. Les sentiments entre eux sont intacts et les cinq années avec Mathilde deviennent une parenthèse amoureuse.

« Pour la première fois, Mathilde se posa la question de savoir où était sa place. Dans quel segment ? Elle avait comme un mauvais pressentiment. Celui d’avoir basculé dans une zone non affective ; une sorte de terrain vague qui préfigure le rejet.  » (p.12)

Le monde de Mathilde s’effondre : Étienne est l’Amour de sa vie. Elle ne peut concevoir sa vie autrement. N’avaient-ils pas parlé mariage et bébé lors de leurs vacances passées en Croatie ? Comment décemment survivre à la rupture et à l’abandon ?

Mathilde perd progressivement pied. Sa vie n’a plus aucun goût et ses intérêts s’étiolent. Les psychotropes, relais pour compenser le manque et l’arrachement, l’enferment davantage dans une nébuleuse dont elle sort hagarde.

« On devrait pouvoir maîtriser son corps et ses pensées ; au lieu de ça, Mathilde se sentait de plus en plus soumise à ce qui la violentait ; elle perdait pied ; elle n’arrivait plus à manger, à dormir, à se contrôler ; il lui semblait qu’un nouvel esprit prenait progressivement possession de son corps ; c’était toujours elle, bien sûr, elle reconnaissait ses mouvements, mais ils étaient aux mains d’une nouvelle direction ; une direction incontrôlable, pour ne pas dire malveillante. » (p.57)

« elle était incapable de comprendre cette force noire qui la happait et la plongeait dans des pensées morbides. C’était absurde. Il n’y avait rien à faire. Le cœur de l’autre est un royaume impossible à gouverner. Il faut se taire et accepter. Ou, éventuellement, mourir. » (p.65)

Sa sœur Agathe vient à son secours au faux-pas de trop de Mathilde, égarement d’une seconde qui condamne sa vie professionnelle jusque-là solidement établie. Mais pas facile de cohabiter avec un couple de jeunes parents lorsque la relation sororale n’a de point commun que le lien du sang.

Mathilde tente de faire belle figure, mais elle ne peut s’empêcher de nourrir une jalousie grandissante face au bonheur simple de sa sœur. Mathilde pourrait-elle devenir une menace pour le couple ?

« Mais au bout d’un moment elle fut rattrapée par une atroce évidence : ces deux-là s’aimaient, ces deux-là étaient heureux. Ils étaient exactement ce qu’elle n’était plus. » (p.101-102)


Deux sœurs est le premier roman de David Foenkinos que je lis. Oh ! vous avez le droit de me huer, vous qui me recommanderez sans doute La Délicatesse, Charlotte ou encore Le Mystère Henri Pick. Mais non, jusque là, jamais je n’avais tenté Foenkinos. Et bien cette première fois est des plus réussies ! J’ai dévoré en quelques heures un récit extraordinaire, d’une limpidité narrative travaillée des plus réjouissantes. Voici les quelques points clés que je retiens de cet opus littéraire.

Pour commencer, David Foenkinos ancre son récit dans un motif littéraire des plus prolifiques, après celui de la rencontre amoureuse : celui de la rupture amoureuse. Cette rupture, étape amoureuse douloureuse hélas banale, est envisagée comme irraisonnée et questionne le pouvoir de l’attirance. En d’autres termes, Foenkinos prend comme matière narrative la force à l’œuvre dans l’attraction et la répulsion amoureuse. Qu’est-ce que cette force qui pousse à renier une relation existante pour en développer une autre ? Peut-on vraiment savoir qui est LA bonne personne ? Qu’est-ce qui garantit de l’erreur ? Comment vivre le décalage de la force du sentiment amoureux dans un même couple ?

Ensuite, Deux sœurs est aussi le récit d’une agonie, d’une déchéance : la perte de l’autre devient la perte de soi-même. Une double rupture qui redouble la souffrance.

« La souffrance avait effacé son passé. Il lui paraissait surréel qu’on puisse lui parler de la personne qu’elle était avant ; elle avait le sentiment qu’on évoquait une inconnue. » (p.147)

Ajoutons que le personnage de Mathilde, au centre du roman, est d’une riche ambivalence : sans doute moins « privilégiée » que sa sœur Agathe, on ne peut que ressentir de la compassion pour ce personnage malmené par le motif de la perte dans sa vie.

« Avec la perte successive et brutale de ses parents, Mathilde savait mieux que quiconque que le bonheur pouvait voler en éclats. La résolution brutale d’Étienne fut comme une réplique de ce qu’elle avait déjà connu. » (p.28-29)

Pourtant, ses actes, peu à peu dépossédés de bon sens et d’une saine rationalité, nous font douter : peut-on décemment lui accorder toute notre sympathie ? Ne perdrait-elle pas le point de contact avec le lecteur, lequel ne peut que blâmer le tournant pris par Mathilde ? Serait-ce une troisième rupture, inconsciente, pour elle ?

Mathilde, dont le roman préféré, qu’elle enseigne à ses lycéens, est L’Éducation sentimentale de Flaubert, ne réécrirait-elle pas le topos de la rencontre amoureuse en devenant l’héroïne de son propre drame ? Son beau-frère ne s’appelle-t-il pas Frédéric, comme le héros du roman flaubertien ? Y aurait-il une analogie inversée à l’œuvre dans le récit ?

Enfin, je découvre avec Foenkinos l’art de la formule : que sa prose est délectable !

« Quelques jours passèrent, mais rien ne passait. […] La plupart du temps, il [Étienne] ne quittait pas son esprit ; propriétaire d’un appartement laissé vacant. » (p.73)

D’ailleurs, les notes de bas de page, distillées de-ci de-là sortes de témoins du brouillon de l’écrivain, révèlent à merveille le travail de l’écrivain en suggérant une mise à distance entre le produit fini (le récit) et ses tâtonnements. Une réflexion sur les choix d’écriture ? Dans tous les cas, le travail de David Foenkinos du matériau littéraire est redoutable.

Une merveille, purement et simplement.


Deux sœurs, David FOENKINOS, éditions Gallimard, 2019, 173 pages, 17€.

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