
Étienne Lechevallier et Violette – alias Vive – ont passé leur enfance ensemble, du fait de l’amitié de leurs parents entre eux. Puis, le temps a distendu les affinités. Après une certaine errance estudiantine, Étienne a su trouver un sens à son avenir professionnel en devenant un correcteur exigeant aux éditions de L’Instant Fou. Vive, quant à elle, vivote de son talent de photographe en s’engageant dans diverses structures culturelles. Sans enfant, le couple peut se targuer de mener depuis dix ans de vie commune une existence privilégiée, riche en expositions, vernissages, concerts et autres happy few.
Des crises pourtant, il y a pu en avoir. Étienne se rappelle celle d’il y a trois ans, au cours de laquelle Vive a bien failli mettre les voiles. Alors, il a accepté tous ses reproches, tous, pour s’assurer qu’elle resterait près de lui. Il ne peut en être autrement : Vive est toute sa vie, qu’on se le dise.
A-t-il conscience de sa tyrannie, latente ? Celle qu’on lui reproche au sein de sa maison d’édition – à savoir, tel un démiurge de la création, repenser tous les textes qui lui sont soumis pour les réécrire… à sa façon ! – est-elle un écho à son exigence envers Vive ? Tout entier à son « Projet », qu’il nourrit depuis quelques semaines et dont nul n’a encore connaissance sinon le lecteur, Étienne perçoit-il le lent étiolement de Vive ? Pourtant, les signes tendent à devenir criants : où a-t-elle perdu son alliance ? Pourquoi le « planter » ce mardi soir alors que CHAQUE mardi c’est concert classique depuis dix ans ?
« Il ressentait un malaise, une alerte lointaine, imprécise, une dissonance cachée dans la bande-son de l’inconfortable tournure qu’avait adoptée leur soirée. » (p.46)
Entre réalité fantasmée et souvenirs édulcorés d’un passé amoureux révolu, la perception d’Étienne semble fragmentée, dissonante. Son apparente normalité se fissure, sous la plume de Claire Berest, très rapidement : on sent en lui un homme rigide, figé dans ses croyances et son omnipotence (aussi bien professionnelle qu’amoureuse), désespérément accroché à ses manies. Est-ce dire qu’Étienne est un homme dangereux ?
« Étienne aimait à se voir contre le reste du monde, en romantique – même s’il n’en portait aucun des oripeaux excentriques et tapageurs -, car toute sa vie s’était organisée dans le mouvement mystique d’être deux, tout s’était pensé dans l’accompagnement exclusif que sa femme et lui s’offraient l’un à l’autre » (p.13-14)
Le début du roman annonce le meurtre de Vive : comment cela s’est-il produit ? comment Étienne en est-il arrivé à dérailler jusqu’à la tuer ? Et le lecteur de guetter, de traquer, le souffle en suspens, tous les indices d’une emprise toxique d’un homme éduqué, civilisé, sur sa compagne. Claire Berest donne une épaisseur littéraire à cette dualité entre l’érudition du protagoniste et sa sauvagerie, déchaînée à la fin du récit, et qui éclaire, tragiquement, tout le sens de l’histoire. La révélation, que l’on redoutait, devient évidente : cet homme que l’on pensait malheureux, tel un Don Quichotte de l’édition, est en fait un monstre.
« Ils pensent tous que je suis invisible, s’énerva Étienne, que je suis un factotum qui ne sortira jamais des coulisses. Ils verront. » (p.22)
Claire Berest narre avec talent l’indicible du féminicide. Un morceau de bravoure. C’était Vive, et elle est morte…
L’épaisseur d’un cheveu, Claire BEREST, éditions ALBIN MICHEL, 2023, 235 pages, 19.90€.

Waouh, quel programme ! J’avais beaucoup apprécié « La carte postale » et son écriture.
Le sujet, toujours d’actualité malheureusement, est difficile mais bien traité, d’après ton analyse. Hâte de découvrir !
Bonnes lectures…
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Oui, un roman très réussi !
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