A dévorer !

« Les petits farceurs », Louis-Henri de La Rochefoucauld : illusions déçues…

Paul et Henri se sont rencontrés dans les salles de classe d’une prépa austère sise Rueil-Malmaison. Si Henri, un Parisien fort bien né, s’y est complu à cultiver la paresse et la nonchalance, son ami Paul, petit prodige de la province grenobloise, y a vu l’occasion de saisir sa chance de « réussir » à Paris. De fait, l’obtention de sa place à l’ENS et son agrégation de Lettres lui assurent une légitimité littéraire et intellectuelle certaine, que son emploi de professeur, choix par défaut, ne lui semble pas honorer.

« Avec une générosité candide, se pensant plus dégourdi que la moyenne, le normalien s’imaginait déplacer des montagnes. Mais il ne savait rien ni de l’édition ni des jeux du cirque journalistique, des lions qui le dévoreraient tout cru. Il aurait dû apprendre à connaître les rouages de Paris, à défaut de la marche du monde. » (p.59)

Alors, Paul se jette à corps perdu dans l’écriture d’un roman, tandis qu’Henri devient pigiste pour Avant-garde, un journal au contenu exigeant quant à ses critiques et articles « à la marge » du bien-pensant. Les deux amis restent en lien, aussi Henri est-il l’un des premiers à découvrir ce que Paul considère comme son chef-d’œuvre : une somme indigeste de mille ans d’histoire(s) cumulant les pastiches de tous les écrivains ayant compté dans les annales du Lagarde et Michard. Si Paul comptait révolutionner le cénacle littéraire, il doit se résoudre à accepter son échec : c’est un four en lettres majuscules.

Mais son éditeur, l’ogre Marcillac, a vu en son auteur le fabuleux talent de prêter sa plume à d’autres « voix » que la sienne. Aussi lui propose-t-il de devenir le nègre de figures populaires pitoyables (écrivain de best-sellers épinglant tous les clichés du genre ; magnat politique véreux ; midinette en quête de reconnaissance…), afin que de consacrer à la légitimité culturelle qui leur font défaut. Et puis, après tout (soyons fous !), pourquoi ne pas viser l’Académie et le Goncourt ? Paul ne fait pas la fine bouche ; certes, il ne peut que blâmer le mauvais goût et les mœurs des personnalités qu’il représente, mais la reconnaissance de son incroyable pouvoir de démiurge des lettres est trop exaltant pour être ignoré.

« En vérité, qu’était-il ? Un ventriloque ? Un illusionniste ? » (p.180)

De même, la révélation des manigances du microcosme littéraire, où l’on cultive l’entre-soi, lui permet d’avancer ses propres cartes sur l’échiquier de la quête de la reconnaissance. Mais Paul ignore qu’il a vendu son âme au diable de l’édition et qu’il n’est qu’une marionnette que l’on utilise pour optimiser non pas des lettres mais des chiffres.

Ainsi, le roman de Louis-Henri de La Rochefoucauld est un brûlot qui fustige le mercantilisme littéraire et se rit des mascarades pseudo-intellectuelles qui ne visent, en réalité, que la satisfaction des désirs personnels. La noblesse littéraire que l’on pense auréoler le monde de l’édition est mise à mal. L’auteur parle-t-il en toute connaissance de cause, lui qui est aussi critique littéraire au sein du Magazine littéraire – Lire ?

« Si ces dindons connaissaient l’envers du décor, les éditeurs qui jouent avec eux comme avec des pions jetables, les critiques qui ne liront jamais leurs livres et se moquent d’eux dans leur dos, leurs amis proches qui déblatèrent au cours de diners auxquels eux ne sont plus conviés… Il me semble que ça leur ferait du bien d’ouvrir les yeux – mais peut-être que ça les anéantirait. » (p.74)

Et le roman de questionner l’écriture : qu’est-ce qui aujourd’hui fonde la légitimité d’un écrivain ? Est-ce le nombre d’exemplaires vendus ? Est-ce la qualité de son lectorat ? Un écrivain vit-il ou survit-il dans le monde littéraire ? L’éditeur est-il un véritable ami (pensons à tous les remerciements dithyrambiques à l’éditeur qui accompagnent nombre de récits contemporains) ou un manipulateur déguisé usant et abusant de ses auteurs pour mieux servir sa maison ?

On se régale de ce roman, à la prose parfois délicieusement surannée, qui offre au lecteur carollien une porte ouvrant sur l’autre côté d’un miroir sans doute trop brillant et donc certainement parfois trompeur…


Les petits farceurs, Louis-Henri de LA ROCHEFOUCAULD, éditions ROBERT LAFFONT, 2023, 248 pages, 20€.

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