
Lorsqu’elle s’est mariée avec Pierre le 30 décembre 1959, après presque deux ans d’attente épistolaire alors qu’il était en Afrique du Nord, jamais elle n’aurait imaginé que, quinze jours à peine après les noces, il ferait d’elle la victime de ses coups, nombreux, violents. Alors, elle aurait dû fuir la maison de ses beaux-parents et rejoindre celle de ses parents, guère éloignée, et fuir un mariage arrangé certes avantageux mais miné…
« elle pense souvent qu’elle est entrée, en se mariant avec lui, dans une sorte d’hiver qui ne finira pas » (p.65)
Le temps n’a guère arrangé les choses : avide de réussite, Pierre a acheté une ferme à une heure trente de leurs racines familiales, la privant de ses repères, la privant de ses soutiens… Les grossesses successives ont marqué son corps, et son époux de la violenter, de l’humilier pour cette « décadence » paresseuse qu’il bafoue aussi souvent qu’il le peut. Au fil du temps, elle a appris à flairer les signes annonciateurs ; elle a appris à courber l’échine, soumise et fataliste. Pourtant, elle a pensé à fuir. Mais à chaque fois, le courage lui a manqué : quel prix payer pour la disgrâce de la fuite, de la séparation ? Quel sceau de l’humiliation à jamais gravé sur son front ? Quelle infamie subir par le regard, forcément accusateur, des « bonnes gens », souvent si médisants ?
« depuis toutes ces années elle a trouvé des mots pour se parler à elle, dans sa peau, de ce qui lui arrive, de ce qui est arrivé dès le début, aussitôt après le mariage. Elle ne dit ces mots à personne, comment les dire, il faut faire semblant devant les gens, tous les autres sont les gens, même sa mère, même son père, et ses sœurs. » (p.18)
Nous sommes à la fin des années 60 et leur union a déjà huit ans. Peut-elle enfin avoir la force de se révolter contre le joug des violences conjugales et du patriarcat ? Partir, mais à quel prix ?
« elle va avoir trente ans et sa vie est un saccage, elle le sait, elle est coincée, vissée, avec les trois enfants, il est le père des trois enfants, il les regarde à peine mais il est leur père, il est son mari et il a des droits. » (p.35)
Dans un récit en trois parties, Marie-Hélène Lafon accorde tout d’abord largement la parole à cette épouse bafouée et mère aimante qui doute de pouvoir sauver les siens à défaut de se sauver elle-même. Puis, c’est à Pierre qu’elle accorde quelques mots ; ni accusateurs ni libérateurs. Mais suffisants pour démontrer que la monstruosité n’a point besoin de faits extraordinaires pour se déchaîner dans le secret des alcôves et l’intimité des campagnes reculées. Enfin, c’est l’une des filles du couple qui, plusieurs décennies après, revient sur les terres natales, « aux sources », fissurées par le drame de son enfance : quête de sens ou enquête de réponses essentielles ?
Ce court récit est suffisant pour suggérer l’ignominie au cœur d’un couple. Derrière l’apparente banalité de Pierre et de son épouse, contrainte et forcée, Marie-Hélène Lafon érige la jeune femme comme une martyre mais aussi une héroïne de son propre salut, si salut il y a. Si salut il peut y avoir. Car nous sommes en 1967 : le courage de s’affirmer et de se rebeller est tout proche, osant faire exploser en plein vol les carcans de tant de non-dits…
Une claque.
Les Sources, Marie-Hélène LAFON, éditions BUCHET-CHASTEL, 2023, 118 pages, 16.50€.
