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« La langue des choses cachées », Cécile Coulon : derrière l’opacité, la limpidité d’une certaine vérité

Quel étrange récit que ce nouveau roman de Cécile Coulon pour la rentrée littéraire d’hiver… Cette fois-ci, mon enthousiasme ordinaire est mis au diapason. Pourtant, j’y retrouve tout ce que j’aime dans son écriture : la puissance évocatrice de la Nature ; cette atemporalité des faits qui nous invite, bien souvent, à ancrer l’action dans un siècle plus éloigné que le nôtre ; les personnages, faits d’ombre et de lumière, tiraillés par la violence et muselés par une force indéfinissable. Tous les éléments qui signent l’écriture de Cécile Coulon sont là.

J’ai aimé le fil narratif qui tisse le cheminement dramatique du fils, guérisseur tout entier modelé pendant les vingt années de sa vie par les enseignements de sa mère, une femme sans âge aujourd’hui au crépuscule de sa vie sans doute, connue et reconnue par toutes les contrées pour son pouvoir à lire les signes qui trahissent la vie ou la mort en toute entité vivante. Sans un mot ou presque, par une intuition quasi-mystique, elle scelle le destin de qui vivra ou qui mourra. Nombreux sont ceux qui font appel à elle pour tenter de sauver leurs chers aimés.

« Ce travail – sa mère dit que c’est un métier comme un autre et qu’il n’y a pas de mot mieux trouvé pour définir ce qu’ils font – permet aux familles de résister aux secousses du temps et du sol, il inspire les romanciers, les pasteurs et les sorcières, il déterre les vieilles histoires et enfouit celles qui ont besoin, encore, de mûrir. » (p.82)

Lorsque le tour vient pour le fils de succéder à sa mère, c’est au Fond du Puits, un village perdu entre deux collines, qu’on l’appelle pour le cas d’un enfant menacé par la mort. Là-bas, il découvre un ange exsangue veillé par un père moralement monstrueux ; là-bas, il devine l’ignominie subie par les femmes depuis tant d’années.

« Comment un homme pareil peut-il donner un enfant sacré, comment d’un corps brutal peut naître une chose si fragile, comment, comment, comment, il n’en sait rien, ce père atroce, mais il ne peut pas perdre ce gamin, il ne peut pas le laisser mourir sans tout tenter, même appeler ce garçon, cet étranger, ce fils de la mère connue ici pour sauver les braves et les minables. » (p.29)

Mais lorsqu’on l’appelle pour une autre famille, le fils hésite : jamais sa mère n’aurait accepté de s’écarter de sa mission. La fougue de sa jeunesse l’emporte sur sa volonté : il découvre alors que l’horreur et la violence des hommes n’a pas de foyer. Le feu de leur désir brûle et consume les fleurs délicates depuis toujours sous leur joug.

Le fils peut-il outrepasser son rôle et ses droits pour rétablir sa propre justice ? Guérir les corps et les âmes, il le peut ; cautériser le passé en ouvrant une plaie béante au présent : est-ce envisageable ?

« il veut être juste et puissant dans sa justice, la langue des choses cachées a parlé cette nuit, il a entendu, écouté, retenu les leçons, compris les espoirs et les échecs, sentit l’ennui et l’euphorie, il a reconnu les traces d’anciennes blessures, les indices de grandes joies, dans son cœur la décision est prise. » (p.126)

Vous le voyez, l’intrigue est puissante. La transmission, la passation d’un certain pouvoir font de ce texte un roman initiatique.

« Aujourd’hui, sur un chemin sans bornes, il partait seul accomplir cette tâche. Voir des choses cachées. » (p.13)

Ce qui m’a gênée, c’est l’atemporalité du personnage de la mère : on y évoque son omnipotence géographique et temporelle, le narrateur évoquant des éléments modernes (des autoroutes ou des industries, par exemple). Or, tout semble ancrer l’action au XIXème siècle : les personnages semblent d’un autre temps, se déplacent à pied ; les demeures sont rustiques… Étrange sorcière antique et archaïque, peut-être allégorie d’une Faucheuse qui décide, selon son bon vouloir, de la vie ou de la mort des individus. Dans tous les cas, Cécile Coulon nous invite à nous éloigner d’un pragmatisme empirique souvent de rigueur pour envisager la poésie, plus ou moins cruelle, des croyances qui à elles seules peuvent être salvatrices.

Le récit est donc plutôt un conte, que je qualifierais volontiers de poétique et de philosophique. Le pouvoir incantatoire des mots n’est pas ici le fait des personnages, réduits à un quasi-mutisme, mais celui d’un narrateur qui, par son souffle littéraire, fait deviner au lecteur ce qu’il y a à deviner de caché…


La langue des choses cachées, Cécile COULON, éditions de L’ICONOCLASTE, 2024, 135 pages, 17.90€.

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