
Manod Llan est une jeune fille de dix-huit ans qui vit sur une petite île du Pays de Galles, comptant à peine trente âmes à l’année. Le climat rude, l’austérité et l’inhospitalité des terres rendent l’île peu attractive, aussi nombre de ses jeunes habitants, aussitôt majeurs, s’empressent-ils de déserter l’île pour espérer trouver une meilleure vie sur le continent. Et ce même si, en cette année 1936, les nouvelles ne sont guère optimistes et que le spectre d’une guerre à venir semble approcher à pas cachés…
« Mais ce n’est pas simple : le climat est rude et gagner sa vie est difficile. On ne peut pas leur reprocher de vouloir y échapper. » (p.108)
Manod est de celles qui rêvent d’une autre vie. Brillante, elle aimerait étudier dans une université et devenir, qui sait, institutrice. Mais pour l’instant, elle consacre avec dévotion chacun de ses moments à sa petite sœur si étrange, Llinos, et son père Tad, un bourru pêcheur de homards devenu veuf trop tôt. Serviable et conciliante, elle veille sur chacun d’eux.
« Je pensais étudier pour être institutrice sur le continent, mais mon père a besoin de moi ici pour l’instant. » (p.77)
Lorsque le cadavre d’une baleine échoue sur le rivage de l’île, l’événement fait sensation, tant auprès de la population locale que des continentaux. Aussi, quand Joan et Edward, deux étudiants en ethnologie, débarquent, c’est pour Manod un souffle de nouveauté qui la fouette : l’allure de Joan la fascine, le charme d’Edward la séduit… Avec eux, Manod caresse la douceur de la civilisation, raffinée, si éloignée des habitudes passablement rustres de son quotidien.
« Je me vois soudain dans une pièce calme remplie de lumière. Des petits bibelots sur le manteau de la cheminée. » (p.144)
Joan et Edward font de la jeune fille leur alliée pour traduire nombre de textes et autres chansons folkloriques du gallois vers l’anglais. Manod se sent progressivement indispensable : les sirènes des études qu’on lui fait miroiter comme gage de son excellence ne sauraient être trompeuses.
Pourtant, Manod perçoit des dissonances dans le travail des ethnologues : qu’est-ce que cette mise en scène dangereuse d’une pêche aux homards pas du tout représentative du quotidien des îliens ? Que sont ces légendes faussées qui accompagnent les photos prises sur le vif ?
Et la cruauté de s’immiscer, insidieusement : Manod et toute l’île ne sont-elles pas instrumentalisées au profit d’un sensationnalisme de mauvais goût ?
Car elle, elle sait la vérité de cette nature sauvage, de ces us et coutumes que chacun chérit, et tant pis si cela peut sembler si archaïque aux yeux des continentaux. Le mépris larvé qu’incarnent Joan et Edward est montré du doigt au lecteur, qui sera sensible au poids du déterminisme souvent à l’origine de retournements tragiques.
« Nous pensons qu’il y a une immense sagesse chez les gens qui vivent de la terre. Les gens ordinaires, qui travaillent. […] Nous croyons qu’un retour à la terre est nécessaire, un retour à un certain mode de vie. Cela vous paraîtra peut-être étrange, mais nous tenons vraiment à préserver votre savoir. » (p.159)
Elizabeth O’Connor célèbre la véracité et la beauté d’une nature puissance, incorruptible, tout en dénonçant la fracture séculaire entre deux mondes que tout semble opposer. Tout ? En cette veille de guerre que les protagonistes ignorent encore mais qu’ils perçoivent, tout ne peut-il pas être remis en question ? Ordre social et culturel compris ?
On se régale d’un récit à la simplicité confondante, qui rappelle la nécessité de s’émerveiller sans juger des choses simples. Les plus vraies, les moins corrompues. Un impératif de se (re-)connecter à des instincts primaires et faire fi des frontières qui ne sont peut-être que celles que l’on veut bien s’imposer à soi-même.
Sur l’île, Elizabeth O’CONNOR, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Claire Desserey, éditions JC LATTES, 2024, 260 pages, 21.90€.
