A dévorer !

« Le livre que je n’ai pas écrit », Laure Gouraige : déni de création

Gaïa Steinberger est journaliste mode pour un magazine parisien pointu. Seulement, depuis quelques années, le milieu de la mode ne l’attire plus : l’éternel recommencement des défilés, le faste aux limites deux fois par année repoussé pour mieux éblouir lors des Fashion Weeks, les mêmes têtes, les codifications mille fois répétées pour assurer une vitrine la plus brillante possible. Gaïa n’en peut plus de cette foire aux vanités, et ses deux proches amies, elles aussi dans le milieu, aspirent elles aussi à autre chose.

« Ce qui se jouait avant et après un défilé n’avait plus de rapport avec la mode. » (p.56)

Le désabusement pourrait n’être que professionnel, mais notre jeune héroïne porte un regard pessimiste sur tout ce qui l’entoure, tout ce qui compose sa vie : son activité d’écrivaine et la parution de ses deux publications remarquées la laissent de marbre ; ses rapports avec ses parents, exilés à New-York, sont distendus et c’est pour le mieux selon elle ; la rencontre d’un Américain dans l’avion ressemble trop à un cliché sirupeux pour qu’elle lui accorde le moindre crédit. En d’autres termes, tout ce que touche Gaïa du regard est pondéré d’un certain cynisme et d’une mise à distance déroutante. Seules ses amitiés relèvent de l’état de grâce, et sans doute est-ce déjà beaucoup.

Comment expliquer un tel sentiment de vacuité et une considération aussi sévère de soi-même ? Quelle ironie de s’appeler Gaïa et de sembler si stérile en emphase, en envie d’être, d’en être et de vivre. Tout se passe comme si la jeune femme cultivait avec dessein l’aridité de son rapport aux êtres et aux choses. Mécanisme de défense pour protéger une vulnérabilité qui s’ignore ou étiolée ?

« tu devrais apprendre à aimer ce qui te fait du bien » (p.247)

Dans tous les cas, Gaïa a entrepris l’écriture d’un roman qu’elle espère être aux antipodes des précédents, si sérieux et si tragiques. Alors, son récit sera une comédie, nourrie de tout ce qu’il y a de plus improbable et énorme en rayons, et qui surtout, surtout, ne sera pas gaie. Étrange et singulier projet, qui semble devenir, au-fur-à-mesure du roman, l’incarnation de tous les paradoxes dont l’héroïne semble pétrie : une incapacité à vivre pleinement et consciemment le bonheur présent, forcément pondéré par le sceau d’un certain fatalisme. Gaïa se réinventerait-elle inconsciemment en héroïne tragique ? Une quête de légèreté, d’ailleurs et d’autrement plombée par des entraves personnelles et professionnelles plus ou moins sérieusement recevables. Comment échapper alors à ce qui nous leste malgré nous ?

« J’ai peur de ne pas savoir écrire une comédie. La vie est plombante. Tu es trop pessimiste. Inverse la machine. Et arrête de penser à la réalité, c’est la mort de la littérature. » (p.40)

Ce roman passionnant de Laure Gouraige peut se lire comme le récit d’une insatisfaction chronique, qui questionne notre propre rapport au monde : miroir tendu à nos propres désirs et à la potentielle difficulté à s’ancrer pleinement dans l’ici et le maintenant, Le livre que je n’ai pas écrit est une géniale antinomie stylistique : et le roman, riche de thématiques et de réflexions, de se dérouler sous nos yeux de lecteurs, de s’écrire malgré tout positivement, réellement et certainement. Une vaste histoire de déni ? Je vois d’ici votre sourire ironique…


Le livre que je n’ai pas écrit, Laure GOURAIGE, éditions P.O.L., 2024, 407 pages, 22€.

6 réflexions au sujet de “« Le livre que je n’ai pas écrit », Laure Gouraige : déni de création”

  1. Merci pour cette critique. J’adore cette auteure. Je relis actuellement ce roman, tellement je l’ai apprécié la première fois. Je jubile à nouveau. Comme un bonbon à double effet !!! Ces deux premiers romans sont très réussis aussi.

    Aimé par 1 personne

Répondre à vanadze17 Annuler la réponse.