A croquer

« Je ne veux pas », Eva Aagaard : l’innocence bafouée

Pour la première fois depuis bien longtemps, Miriam pouvait s’offrir une soirée seule, en ville, avec son amie Freja. Pour la première fois depuis bien longtemps, Miriam pouvait profiter de l’insouciance d’une soirée sans compagnon ni bébé. Pour la première fois depuis longtemps, Miriam pouvait goûter de nouveau à la liberté d’être femme, sans plus penser à ses obligations de mère et de conjointe.

Mais cette nuit-là, ivre et épuisée, Miriam n’a pas prêté attention à la voiture qui a accepté de la ramener chez elle. Ce n’était pas un taxi, mais un homme qui, la voyant totalement désinhibée, a décidé d’en profiter.

Sur le sol de la cave où il l’emmène, Miriam dit non. Elle dit qu’elle ne veut pas. L’homme ne s’arrête pas. Alors, pour éviter l’humiliation des outrages imposés, elle lui demande autre chose. Et elle sombre, inconsciente, dans le néant. Pour quelques heures de liberté, la souillure indélébile de l’outrage suprême.

« J’ai essayé de l’arrêter. J’ai essayé de dire non. Mais ça n’a pas marché. » (p.13)

Difficile pour Miriam d’accepter qu’elle soit la victime d’un viol. En effet, la jeune femme s’auto-flagelle : elle pense avoir sa part de responsabilité dans l’histoire. La condescendance des autorités auxquelles elle s’adresse peu après ne l’aide aucunement à comprendre que dans tout cela Miriam est bel et bien la victime : elle a dit non, le viol est confirmé. Son entourage la soutient, mais ne l’encourage pourtant pas pour autant à porter plainte : la peur peut-être de lancer une procédure infinie, éprouvante et peut-être dévastatrice.

« Chaque fois qu’elle met des mots sur ce qui s’est passé, elle a un peu plus de mal à croire que c’est arrivé. Cette histoire manque de logique, et elle n’arrive pas à lui donner une cohérence. » (p.58)

Seulement, Miriam l’est déjà, dévastée. A la minute où elle est entrée dans la voiture de son bourreau, son sort était scellé. Depuis, elle essaie de vivre comme si. Avec. Ou sans. Sa mémoire est tantôt une alliée, tantôt une ennemie : la recherche frénétique de détails pour essayer de faire le point sur la façon dont les choses sont arrivées se double d’un brouillard – peut-être salvateur – qui tend à occulter le traumatisme de l’infamie subie.

« Aussitôt, elle comprend qu’en convoquant ce souvenir elle l’a abîmé. Et que, plus elle songera à ce qui s’est passé, plus les images qu’elle en a risquent de devenir imprécises, les illusions de prendre le pas sur la réalité. » (p.102)

Eva Aagaard plonge les lecteurs au cœur du corps et de la psyché d’une femme meurtrie, souillée par l’outrage masculin. Ce qui est terrible, c’est de voir notre héroïne douter d’elle-même, remettre en cause son innocence. Et le roman de tendre au plaidoyer pour que la voix de toute femme soit entendue et reconnue dans sa légitimité. Les choses ont certainement progressé en ce sens dans le monde pour libérer la parole (depuis le #metoo jusqu’aux dernières révélations des abus sexuels dans le monde du cinéma et du théâtre), Néanmoins, il demeure des freins, des obstacles évidents qui entravent le plein épanouissement des femmes, qui pondèrent leurs revendications et leur émancipation.

« Puis il lui demande, comme il l’a fait de nombreuses fois, si elle ne ferait pas mieux de se concentrer sur autre chose, de laisser tout ça derrière elle. » (p.232)

Morcelée, parfois brisée, il semblerait que la femme doive sans cesse tendre se reconstruire. Qui pour l’y aider ?


Je ne veux pas, Eva AAGAARD, traduit du danois par Marina Heide, éditions DENOËL, 2024, 284 pages, 22€.

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