A dévorer !

« Le secret des mères », Sophie de Baere : ceux que l’on prive

Quelle émotion que la lecture de ce dernier roman de la merveilleuse Sophie de Baere. Une écriture délicate pour mieux suggérer la pudeur d’une génération de gens de la terre, ces « gens de rien » diraient certains, dont l’unique dessein, mille fois répété des décennies durant, fut de courber l’échine sous les basses besognes de la ruralité pour espérer vivre. Ou pour le moins survivre, aussi bien à la pauvreté de leur condition que des médisances de toute une bourgade prompte à commérer.

Aussi, nous entrons dans l’univers simple et taiseux des Legendre, une famille de paysans qui a choisi de vivre à l’écart du village au lieu-dit du « Maudit ». Sinistre appellation pour une famille qui préfère se tenir loin des autres. Sans doute parce que l’on pressent des blessures liées à un passé pas si lointain que cela, mais qui expliquent peut-être la dureté d’Augustine, dont le visage s’illumine trop rarement d’un sourire. Sous la férule de sa sévérité, Étienne, l’aîné boiteux qui idolâtre sa mère ; Marthe, la jeune sœur qui préfère la compagnie de son père Serge à travers champs et surtout auprès de Lucien, son frère de cœur, qu’elle chérit de toute la tendresse de son âge, apitoyée par le sort si triste de ce « Petit Paris » atterri dans ce trou perdu du Morvan.

Toute cette marmaille grandit dans les années 50, au rythme des saisons, mais aussi des changements que l’adolescence amène et ces élans d’autrefois qu’elle malmène. Lucien souffre particulièrement des choix de Marthe, devenue une jeune fille consciente de sa beauté et de ses potentialités. Mais à l’heure du vrai choix, le cœur ne (se) trompe pas.

Avec Sophie de Baere, bien souvent les amours sont contrariées : Marthe en fait l’amère expérience, sacrifiée sur l’autel de la bienséance par les siens. Au tournant des années 60, il convient de protéger sa filiation, sa réputation, son honneur. Quitte à mentir, quitte à trahir. L’illusion que l’on entretient est factice mais cache des béances cruelles, que le récit révèle à des moments poignants. Ainsi, le roman livre des portraits de femmes déchirants, symptomatiques d’une époque au cours de laquelle il fallait se taire et accepter sans broncher ce que la société n’a jamais cessé d’imposer : la loi du plus fort, la voix de l’homme et renier les hurlements qui jamais ne cessaient vraiment de gronder dans leur cœur. Cœur de femme. Cœur de mère. Cœur de fille.

« qu’il est difficile de se rebeller quand tout est fait pour vous rendre coupable. Mais coupable de quoi au juste ? » (p.210)

Lorsque Colette revient au Maudit alors que sa mère Augustine vit ses dernières heures, elle ne se doute pas que les figures féminines de son enfance, aux contours floutés par la distance et l’absence, vont rejaillir de la façon la plus inattendue qui soit en faisant voler en éclats les non-dits, gangrènes de tant de familles d’antan et d’aujourd’hui.

« J’aurais tant aimé qu’elle parle. Au moins une fois. Pour transmettre, pour faire de moi quelqu’un d’autre, quelqu’un qui lui ressemble. J’aurais tout écouté. Tout. […] Ses fracas et la force de se relever. Il y a tant de mots et de gestes que j’aurais voulu apprendre de sa bouche et de ses mains. » (p.94)

Il y a dans ce roman beaucoup, beaucoup d’amour, mais aussi tant de retenue, volontaire ou contrainte, que l’on tourne chaque page le cœur serré, remplis d’empathie pour ces beaux personnages à l’humanité éprouvée. Grande est l’envie aussi, une fois le livre refermé, de prendre un vieil album photo poussiéreux et de considérer les visages de nos aïeules que la mémoire a oubliés afin d’y sonder, peut-être, l’éclat d’un regard ou l’esquisse d’un sourire à jamais indéchiffrables…

« Ici, je le sens, il y a quelque chose qui va plus loin que moi, plus loin que cette histoire que je croyais connaître. » (p.236)

Ode à ces modestes héroïnes familiales, ces tisseuses d’histoires de vie dont l’éloquence affective s’est souvent nichée dans de menus gestes.


Le secret des mères, Sophie de BAERE, éditions JC LATTES, 2025, 410 pages, 21.50€.

5 réflexions au sujet de “« Le secret des mères », Sophie de Baere : ceux que l’on prive”

  1. bonjour j’ai beaucoup aimé ce livre que j’ai lu il y quelques temps.

    mais les femmes ne sont-elles toujours mineur de leur droit et majeur de leur faute

    bon fin de journée

    Marie-claire

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