A dévorer !

« Divorce », Moa Herngren : points de rupture

Bea vit depuis plus de trente ans de mariage avec Niklas à Stockholm, où le couple a su créer, grâce au bon goût de Bea, un petit cocon privilégié de leur appartement dans un coin huppé de la ville.

Le couple a avancé à travers les décennies, surmontant les joies (la naissance de leurs jumelles, les retrouvailles chaque été auprès de la famille de Niklas, beaux-parents adorés de Bea) et les peines, en l’occurrence la mort du frère de Bea il y a bien longtemps. Mais il en reste une que Niklas peine à accepter : celle de la mort d’une petite fille dans le service de pédiatrie dans lequel il travaillait comme médecin. Si le rapport le lave de tout soupçon, il lui est difficile de ne pas s’estimer coupable, malgré tout. Et une morosité, sans doute légitime, de pondérer chacune de ses journées : la joie des autres lui devient quasi-étrangère.

La perspective professionnelle de devenir chef de service dans une autre maternité lui est offerte, et Bea l’encourage vivement. Après tout, cela leur permettra de maintenir leur confort de vie, dans la mesure où la famille a peut-être la fâcheuse tendance à vivre un chouia au-dessus de ses moyens. Le matériel l’emporte, et Niklas s’exécute, quand bien même il sent en lui une réserve tenace.

Mais, alors que la famille devait comme chaque été rejoindre les parents de Niklas, Bea comprend que Niklas a omis de réserver les billets du ferry, alors que c’était « tout ce qu’il avait à faire ». Furieuse contre lui, Bea s’emporte : elle tient tellement à cette bouffée d’oxygène auprès de ses chers beaux-parents, devenus pour elle sa vraie famille. Une solution est trouvée, mais l’incident a passablement ébranlé Bea : Niklas s’est montré froid, distant. Où est passé, soudainement, l’époux tendre, affectueux et attentionné, depuis de si longues années son meilleur ami ?

« Niklas traverse une crise. Les crises, ça se résout. Que l’un d’eux vacille après trente-deux ans de vie commune n’a rien d’étonnant en soi, bien sûr qu’ils vont s’en sortir comme ils l’ont toujours fait. A moins que… ? Le doute s’empare d’elle, dispersant ses pensées et révélant une image insupportable. Elle ne peut pas concevoir une vie sans Niklas. Sa moitié, son meilleur ami. Après tout ce qu’ils ont bâti ensemble. » (p.50)

La réponse, c’est la seconde partie du roman qui nous la révèle, en passant au point de vue de Niklas. Et alors nous comprenons l’étiolement d’un homme qui ne s’épanouit plus dans son métier, à qui l’on demande tout parce que c’est le médecin de la famille / l’homme / le père. A quel moment lui demande-t-on son avis ? l’écoute-t-on vraiment pour ce qu’il a à dire ? Bea n’a l’a-t-elle pas eu à l’usure depuis toutes ces années ?

« Plus rien ne m’amuse. Je continue juste parce que je suis obligé. Ca doit être une sorte de crise existentielle, je ne sais pas. » (p.217)

Alors, à cinquante ans passés, Niklas songe à ouvrir plus grand la porte qui lui promet une liberté retrouvée. Et tant pis si pour cela il faut divorcer : sa survie mentale et émotionnelle est à ce prix.

« A notre âge, on a eu le temps de faire des erreurs, d’avoir envie de changer. Surtout après un premier mariage. » (p.335)

Qui est la victime au sein de ce couple ? Si au début tout accuse Niklas et que l’on se se surprend à le trouver passablement égoïste, on comprend ensuite que cette vision n’est que celle du prisme de l’épouse délaissée. Alors nous voilà pris entre deux feux, exactement à la même place que celle des jumelles, déchirées entre la possibilité de prendre parti pour leur père ou leur mère.

Rien n’est simple dans un couple, surtout pas la communication, clé de voûte de cet édifice matrimonial aux fondations jamais tout à fait assurées. Le roman de Moa Herngren nous invite à considérer les deux angles de vue, afin de comprendre que les torts, s’il y en a (après tout, n’est-ce pas simplement le cours de la vie ?) sont absolument partagés et qu’il ne s’agit pas de se laisser aller à des accusations hâtives et donc trop faciles. La complaisance d’un instant qui s’installe dans le temps ; les non-dits qui musèlent les besoins et les désirs jusqu’au fracas inévitable… Divorce est un roman qui a le mérite d’une certaine parité : celle des voix narratives, équitablement réparties ; celle des sentiments, le désarroi faisant place au ressentiment puis à l’apaisement… ; enfin, celle de nos liens, selon qu’ils nous emprisonnent ou constituent le fil d’une possible émancipation. La vie est certainement une question de choix, consentis ou imposés : le récit nous en fait la démonstration, avec en prime les conséquences, pari sur un avenir dont on ne maîtrise pas les tenants ni les aboutissants (sans doute heureusement…), et qui ne nous appartient, finalement, jamais vraiment…

« Est-il vraiment possible qu’il écoute ses envies ? Qu’il ne pense qu’à lui ? Il en a le tournis et le sourire aux lèvres tellement ces pensées sont interdites. » (p.221)

Un vrai beau roman, dans l’intimité d’un couple, d’une famille à laquelle on s’attache, le temps de quelques pages, le cœur aussi déchiré que celui de chaque personnage…


Divorce, Moa HERNGREN, traduit du suédois par Marina Heide, éditions BUCHET CHASTEL, 2025, 364 pages, 22€.

2 réflexions au sujet de “« Divorce », Moa Herngren : points de rupture”

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