Nous sommes en 2018, 2019 et sequor. La chaîne télé V19 lance son programme de télé-réalité intitulé Obsession Célébrité. L’idée ? Devenir une célébrité adulée au prix d’humiliations avilissantes et à la faveur des votes du public. Néanmoins, cette émission se veut innovante en proposant un encadrement psychologique mené par Lyne Paradis, brillante diplômée en neurosciences de Columbia, avec pour finalité une réflexion possiblement curative par l’action sur le désir.
« Je ferai prendre conscience aux candidats que courir après la célébrité les empêche d’être heureux. Je leur apprendrai à apaiser leur désir, à développer d’autres buts. Le jeudi après chaque prime, j’animerai un débat sur la société médiatique, avec des psychologues. » (p.12)
Une telle initiative n’est pas sans susciter des polémiques : l’immondice du programme, le recours inutile à la psychologie… La méthode de Lyne Paradis provoque en particulier l’ire du Maître de la psychanalyse Gerhard Lebenstrie, pétri de la théorie lacanienne. Pour lui, vouloir annihiler le désir inhérent à la nature humaine est une utopie, un non-sens voire une hérésie.
« Mais cette haine du désir, en réalité, est aussi un désir : précisément un désir de non-désir. Donc une impossibilité logique. Paradis propose un système paradoxal qui ne se résoudra que dans son effondrement. » (p.436)
Deux théories, deux visions du désir et de sa manière de l’apprivoiser : tout le long du roman, la guerre fait rage entre la solaire Lyne et l’incarnation lebenstrienne d’une manière de penser sans doute / peut-être éculée (au lecteur de trancher). Chaque camp a ses propres recrues et pas des moindres : Lyne peut compter sur le soutien de son compagnon Alexandre Valère, à la tête de V19 et héritier d’un empire, tandis que Lebenstrie riposte avec son épouse, directrice de TF1, ainsi que de Fabien Bélanger, avocat star de Paris.
Obsession Célébrité n’est pourtant que le point de départ de l’intrigue. En effet, la gagnante du jeu, Paloma, goutte à sa célébrité avec extase. Le feu est cependant de paille – ou presque – et très rapidement Paloma sombre dans une quête désastreuse et pathétique pour retrouver sa splendeur. Une quelconque ressemblance avec une certaine Loana ? Toute ressemblance avec des personnages existants serait fortuite ?!
« Paloma partageait ses journées entre son lit et la table de la cuisine, bourrée de Lexomil malgré sa récente surdose. Elle se faisait livrer des courses quotidiennement. Car sortir était un supplice : comme les fruits de Tantale, les affiches et écrans qui saturaient l’espace mental des Parisiens attisaient en permanence sa jalousie et sa soif de célébrité. » (p.92)
Lyne Paradis peut donc continuer à œuvrer pour lutter contre le désir : Paloma sera son nouveau programme télé en personne et les spectateurs pourront assister en direct aux multiples tentations mises en place pour titiller le désir de Paloma afin de mieux la soigner. Le succès est au rendez-vous et Lyne peut aller crescendo dans son expérimentation de l’anéantissement du désir. Pour ce faire, elle met au point, avec un collègue de Columbia, des neuroélectrodes crâniennes qui apaisent les désirs de chacun. Si l’idée laisse au début dubitatif, elle s’avère rapidement concluante : les neuroélectrodes envahissent peu à peu le quotidien des Parisiens. Le désir s’annihile… jusqu’à mourir ? Mais peut-on vivre libre de tout désir ?
« Un frisson de révolte la galvanisa : équipé de neurostimulateurs, l’homme nouveau s’émanciperait définitivement et déjouerait les manipulations des marques. De toutes les marques… » (p.232)
Nicolas Gaudemet propose une extraordinaire réflexion sur notre société du désir : nous sommes, depuis l’Antiquité, des êtres désirant(s), des êtres de désir(s). Nombre de philosophes ont proposé des techniques d’ascétisme. Au-delà du regard critique sur ce désir universel et atemporel, Nicolas Gaudemet nous propose deux choses. Tout d’abord, il envisage les deux théories intellectuelles d’analyse de l’âme – extrêmement bien fouillées, documentées – que sont la psychanalyse et les neurosciences en un débat houleux mais passionnant. Ensuite, l’auteur envisage dans son roman un futur proche les neuroélectrodes pour canaliser le désir : une utopie pas si délirante que cela si l’on considère qu’en 1948 un certain Orwell envisageait dans 1984 une société régie par Big Brother et ses caméras de surveillance pour régenter la manière de penser des individus. Dompter la pensée, dompter le désir : ne sommes-nous finalement pas dans une relecture critique pertinente et très 2.0 ?
« c’était le désir, exploité par la société médiatique, qui soumettait l’homme à la dictature du consumérisme et du paraître. L’espèce humaine méritait mieux. Lyne rêvait de la libérer du joug du désir – des souffrances qu’il inflige lorsque, insatisfait, il envahit l’esprit, quitte à se dresser contre la raison et la volonté. » (p.74)
Le roman propose une remise en question intéressante – voire édifiante – de nos désirs et de notre rapport aux médias : notre vie est plus que jamais saturée par la convoitise et le désir (Souchon n’est pas bien loin avec sa « Foule sentimentale ») . (trop) rares sont les ascètes. Nicolas Gaudemet nous invite à considérer d’un œil certainement critique le monde qui nous entoure et nous soumet à son bon vouloir, le joug de son désir.
« Les médias sont essentiels à la démocratie, mais ils sont aussi pathogènes. » (p.140)
C’est là un premier roman, mais quel roman ! Beaucoup de plaisir à enchaîner les pages, du fait d’une base narrative à la construction remarquable et au verbe brillant. Nicolas Gaudemet se lance de manière prometteuse sur la scène littéraire : il mérite, et nous le désirons, d’y demeurer !
La fin des idoles, Nicolas GAUDEMET, éditions TOHU-BOHU, 2018, 474 pages, 19€.
1 réflexion au sujet de “Cupio ergo sum ? Brillante analyse du désir dans « La fin des idoles », premier roman de Nicolas Gaudemet”