La petite Nico vit en Moldavie. A bientôt 13 ans, la fillette rêve de devenir professeur, elle qui excelle en rédaction depuis des années dans son école : « Un brillant avenir t’attend, Nicoleta » (p.18). Mais pour l’instant, Nicoleta aime grimper jusqu’aux plus hautes branches des arbres et imaginer ce que dessinent les nuages, aider sa maman et cultiver sa relation privilégiée avec son frère Luca, contre-partie essentielle à la distance instaurée par son père et ses deux frères.
Un jour, Nico saigne. La voici jeune fille et femme en devenir. Sans qu’elle ait son mot à dire, sans que sa propre mère puisse s’interposer, son père la promet en mariage en échange d’une liasse de billets. Vendue telle une marchandise, Nico espère que son futur mari la rendra heureuse et lui fera voir la mer.
« Papa se tourne vers elle, lui prend les mains et lui dit de se calmer, en la regardant droit dans les yeux. Et c’est comme si elle était ensorcelée : ses épaules s’affaissent, son corps semble s’être vidé de sa substance, de son énergie, ne reste que l’enveloppe d’une femme qui, un instant auparavant, était de chair et de sang. Maman s’est évaporée, elle a cessé de lutter. Car elle sait ce qui se passera si elle continue. » (p.97-98)
Mais cela s’avère être une terrible illusion : Nico est introduite dans un réseau de trafic sexuel de jeunes filles et femmes roumaines et moldaves. L’innocente enfant plonge en enfer, ballotée d’Italie en Irlande.
« La pièce est de nouveau silencieuse, tandis que les autres filles essaient de comprendre combien de temps ça va durer, avec dix hommes par soir, pour rembourser la somme qu’elles doivent. » (p.135)
Au même moment, à Dublin, la fougueuse Samantha, alias Sammy, mène à 15 ans une vie dissolue, de débauche, pour mieux fuir la perversité domestique qui règne chez elle : sa mère, alcoolique, lui fait vivre un enfer.
« J’en ai assez d’avoir le souffle coupé par ses mots crachés si fort qu’ils me collent au mur. J’en ai assez de rester recroquevillée dans le noir en attendant que la porte s’ouvre, puis que les ressorts de mon sommier grincent et que sa main se tende vers moi, sans que je sache ce qui m’attend. » (p.64)
Alors, Sammy noie son mal-être dans l’alcool et les relations sexuelles organisées par son « petit ami » Brian avec d’autres garçons. Des lacunes affectives abyssales que la jeune fille tente d’affronter vaillamment et sans doute maladroitement.
Mais un jour – un jour de trop – Sammy fugue : tout plutôt que le cauchemar quotidien que sa mère lui fait vivre. Elle se retrouve dans un hôtel de passe douteux où elle ne reste que peu de temps avant de se décider à appeler celle qui est supposée « l’aider » à trouver quelque chose, dixit l’une des « locataires » de l’hôtel. Sammy découvre, trop tard, que cette intermédiaire est un rouage dans un réseau de proxénétisme : piégée, la jeune fille ne peut plus reculer.
Alors, Nico et Sammy se retrouvent, par le gré du cheminement du trafic, à partager la même chambre dans une maison de pavillon irlandais d’où il est impossible de s’échapper : la chair fraîche supposée assouvir les fantasmes libidineux des clients est soigneusement surveillée…
Si l’une des filles ose désobéir, malheur à elle : on la drogue pour s’assurer son obéissance, sa servilité ; si elle se révolte : on se débarrasse d’elle sans vergogne.
« L’une des filles se met debout, lève les bras vers le ciel en hurlant et le bateau se met à tanguer. Un homme crie et lui ordonne de se rasseoir. […] Elle se relève et l’homme la pousse par-dessus bord. Igor et le troisième homme sont en colère et gesticulent. Ils pensent : Quelqu’un, quelque part, l’a achetée, a payé.
Elle essaie de s’éloigner du bateau en nageant et, avant que nous puissions la rattraper, l’un des hommes sort un revolver de sous son bras et le pointe sur elle. Elle tire et la touche. Des bulles s’échappent de sa bouche à la surface de l’eau. J’imagine qu’elles sont rouge sang avant de se confondre avec le noir de la nuit. » (p.194-195)
La peur et le dégoût envahissent les filles. L’envie de fuir, de se battre, de croire à une issue devient illusion (tout comme celle d’être payée un jour…).
Chaque nuit, les filles sont envoyées aux environs de Dublin où des parties fines, dans des lieux luxueux, sont organisées. Avec pudeur, le récit suggère ce qui se passe une fois la porte de la chambre refermée. L’horreur sans doute, l’humiliation certainement, la douleur à tous les coups…
« Quelque chose dans l’expression du visage de Nico m’arrête. Je baisse les yeux et vois ce qu’elle voit : mes bras sont couverts de marques, d’hématomes, marbrés. Violets, bleus et roses. » (p.268)
« Mon corps refuse ce que l’homme essaie de me faire faire. Je me demande comment il a pu obéir jusque-là. Comme si, rien que d’y penser, il me disait : je ne me laisserai plus faire, plus d’intrusion, de pénétration – il s’est complètement refermé.
Un grand coup. Ma lèvre est fendue. Un grand coup. Mon œil gauche. Mon nez. Un liquide chaud et épais s’échappe hors de moi. Mon cerveau zigzague, un cerveau de boxeur. » (p.339)
Nico et Sammy : deux proies d’un vaste réseau tentaculaire d’asservissement sexuel…
Abattage est un roman à deux voix qui fait alterner le « je » Nico et celui de Sammy : une identification rendue encore plus forte pour le lecteur. Une absence de mise à distance pour mieux plonger dans l’horreur avec chacune d’elle.
Ce roman, terrible, dénonce avec brio la manipulation des esclaves sexuelles, à peine pubères parfois, solidement orchestrée par un réseau tentaculaire européen. Les femmes y sont réduites à l’obéissance, la soumission, le reniement d’elles-mêmes sous le joug masculin.
« La nuit arrive, et avec elle une autre fête – cette fois avec des très jeunes gens. C’est mauvais pour nous : queues de billard et cigarettes, mais ça se passe à distance, nous survivons, mangeons, nous douchons, dormons, regardons des émissions merdiques à la télé, lisons nos livres et ne parlons de rien de tout ça ; puis c’est de nouveau la nuit, et une autre encore. » (p.306)
Abattage est un récit coup de poing qui donne une voix à ces femmes muselées. L’absence de voyeurisme crée un impact encore plus fort. S’il suggère l’indicible, il donne à voir les esquisses de quelques rires comme autant de tentatives pour échapper à un sort sordide.
Un roman dur, violent, mais tellement nécessaire.
Abattage, Lisa HARDING, traduit de l’anglais (Irlande) par Christel Gaillard-Paris, Joëlle Losfeld Éditions, 2019, 367 pages, 22.50 €.
Ce roman me fait penser à Les putes voilées n’iront jamais au paradis qui parle de la prostitution en Iran. Il m’avait brisé le cœur et mis beaucoup trop de fois les larmes aux yeux et je pense que ça sera aussi le cas de celui-ci. Mais je pense que je vais quand même essayer de le lire, même si je pense que je vais devoir trouver le bon moment pour le lire !
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